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Sac au dos à travers l'Espagne

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XIX
L’ESCORIAL

Quand on a vu les courses de taureaux, le musée, les ombres de flamencos, il n’y a plus rien à voir à Madrid, pas même le Prado poussiéreux, bien au-dessous de sa réputation qui n’a d’autre cause, je le crois, que

L’éventail de jeune fille,
Tout en ivoire et garni d’or,

que près de sa grille, l’imagination d’un poète y ramassa un soir.

C’est le moment de partir pour l’Escorial, éloigné d’une dizaine de lieues, et comme autour de Madrid le pays est désert, les plaines brûlées et jaunes avec les tons bleus des montagnes rocheuses de Guadarrama pour constant horizon, il est préférable de laisser cette fois le sac et le bâton du voyageur pédestre pour le train, qui ne met guère plus de deux heures à vous déposer à l’Escorial de Abajo, à vingt minutes du palais. Deux heures pour dix lieues, c’est à peu près la moyenne de la vitesse des trains espagnols, formés de tout notre matériel de rebut. Il y a là des locomotives qui datent de Watt ou de Stephenson ; celle qui nous traînait avait dû échapper, par miracle, à une nombreuse succession d’accidents depuis 1840. Quand je parle de cinq lieues à l’heure, je ne compte pas les imprévus, toujours nombreux ici, car comme les lignes ne sont dotées que d’une voie, le train est tout à coup obligé de s’arrêter en pleine campagne pour laisser passer un camarade annoncé à l’arrière ou à l’avant, et comme nul ne se pique de ponctualité, on stationne quelquefois trente ou quarante minutes. On discute alors, on se répand dans les environs, chose simple vu l’absence de toute barrière, ou bien l’on se couche au bord d’un fossé. C’est ainsi que j’ai fait une bonne sieste en compagnie d’une escouade de gendarmes, ornés d’un trompette, qui seul veillait, et dont la mission est sans doute de donner l’alarme à l’approche des brigands. La vérité m’oblige à dire que dans ce voyage à l’Escorial, aller et retour, nulle bande n’attaqua le train.

Partis de Madrid à huit heures du matin, nous arrivâmes à dix heures et demie. Une troupe de drôles nous attendait, nous tendant des cartes, nous criant des adresses extraordinaires. C’étaient les députés des différentes gargotes qui flanquent les abords du palais et se disputent les visiteurs. On n’y est du reste nullement écorché, et pour trois pesetas et demie, on y peut faire un déjeuner qui coûterait le double ou le triple dans un restaurant du boulevard. La tortilla (omelette) traditionnelle, du jambon, une chuleta (ragoût), des rognons et du fromage, le tout arrosé de vin de Val de Peñas, versé par une jolie fille, que peut-on demander de plus ?

L’Escorial et non Escurial, puisque le mot tire son origine des scories de fer abondantes dans les rocs du voisinage, serait, suivant les Espagnols, la huitième merveille du monde artistique. Il en est de cette réputation comme de celle du Prado.

C’est un amas de constructions du style cher à nos architectes de séminaires et de casernes ; par le fait, l’un et l’autre, puisqu’il contient un cénacle de moines et un détachement de soldats.

On dit que l’Escorial affecte la forme d’un gril, en l’honneur de saint Laurent ; je veux bien le croire, mais rien n’en paraît au dehors.

L’aspect, par sa masse même, est imposant ; mais cette monumentale majesté est écrasée par les énormes roches qui la dominent.

Quant aux détails, ils sont assez laids. Triomphe de la ligne droite ; si c’est un gril, c’est un gril triste, comme tout gril. Ajoutez qu’il est en granit, ce qui, malgré ses douze cents fenêtres et les dorures du soleil, ne lui donne pas une teinte de gaieté.

On sait que Philippe II le fit construire pour accomplir un vœu à saint Laurent, qu’il voulait dédommager du bombardement de son église à la prise de Saint-Quentin. Il y dépensa vingt et un ans et six millions de ducats.

De grandes cours froides et désolées, de vastes galeries couvertes de fresques, d’immenses salles silencieuses, des corridors humides, de larges escaliers de pierre, et tout à coup, montant de soupiraux grillés, des bouffées nauséabondes que vous envoient, du fond de leurs sépulcres, des générations de morts royaux, sans doute pour se rappeler à la mémoire des vivants.

Je dis des soupiraux, mais cette odeur sépulcrale doit émaner de partout. Outre le Panthéon des rois, l’Escorial, avec ses caveaux et les quarante-huit autels de son église, est une véritable mine à reliques. On pourrait y puiser pour en fournir tous les temples du monde chrétien : onze corps de saints auxquels il ne manque pas un poil ; cent trois têtes en bon état, parmi lesquelles une douzaine au moins appartenant à l’armée des onze mille vierges ; le squelette au complet d’un des innocents ; des bras, des jambes et des cuisses pour tous les goûts, car on en compte plus de six cents appareillés et dépareillés ; trois cent quarante-six veines — je vous prie de croire que je ne les ai pas comptées, mais le nombre est inscrit en toutes lettres — et des doigts, et des ongles, et des crânes, et des mèches de cheveux, et des dents « à bouche que veux-tu ? » et à faire pâmer cent générations de dévotes ; enfin, plus de sept mille pieux rogatons[9].

[9] Une inscription détaillée, placée dans le chœur, constate que l’église contient 7422 reliques.

Ajoutez à ces trésors des morceaux de la vraie croix, un bout de la corde qui servit à attacher Jésus, un débris de l’éponge avec laquelle on lui présenta du vinaigre et du fiel, un fragment de la crèche et des guenilles provenant de la sainte chemise (?) de la Vierge Marie, le jour où elle accoucha, à la stupéfaction de Joseph.

Un moine, à l’œil vide, nous ouvre la bibliothèque. Il y a là des incunables, des merveilles de bibliographie, des manuscrits arabes enluminés, des œuvres inédites, travail de patience et de compilation, écrites au fond des cloîtres, monuments de bénédictins, tout cela sous cloche ou sous une couche de poussière, enveloppé d’une odeur de moisi.

Personne ne les ouvre, les moines moins que tout autre. Les gardiens de ces richesses ne sont pas bénédictins ; simples hiéronymites, la science n’est pas de leur partie.

On sent planer en tous lieux la froide et sinistre figure du fondateur. Son ombre s’étend sur l’Escorial et pèse encore sur l’Espagne entière. Moine fanatique et hypocondriaque, monarque farouche, despotique et cruel, il a de l’Escorial continué l’œuvre de destruction commencée par son père et son bisaïeul et que devait achever son fils imbécile ; la destruction du génie et de l’industrie espagnols par les persécutions et finalement l’expulsion des Maures. Au temps glorieux des conquérants arabes, l’Espagne comptait trente-deux millions d’habitants ; elle en compte à peine la moitié aujourd’hui.

Dans son habitacion, il faut évoquer la sombre figure. En un coin du palais, près de l’immense église, est une salle longue, carrelée, sans meubles, avec des murs nus, blanchis à la chaux, et une seule fenêtre. C’est l’antichambre de Philippe II ; là qu’attendaient princes, généraux, ambassadeurs. Au fond, deux portes de chêne, dont l’une donne accès à une cellule qui ne reçoit de jour que quand elle est ouverte, la chambre à coucher. La seconde pièce, oratoire et cabinet de travail, n’est éclairée que par une fenêtre dans le mur de l’église ; de cette ouverture le roi assistait à l’office, lorsque la goutte l’empêchait de prendre sa place dans le chœur ou un coin du chapitre. Une table de chêne, un pupitre, un fauteuil et deux chaises, c’est, avec un crucifix, tout le mobilier royal. Dans ce réduit, pendant quatorze ans, se discutèrent les destinées du monde.

Nous rentrâmes de nuit à Madrid. A cinq ou six lieues de la ville, il y eut une panique. On apercevait au loin des gens armés, qui escaladaient les fossés et accouraient à travers champs. Les gendarmes faisaient mine de préparer leurs armes, lorsque l’on découvrit qu’on avait affaire à de paisibles chasseurs attardés. Ils faisaient de grands signes, agitaient leurs chapeaux. On arrêta le train pour les attendre et, dix minutes après, on les recueillait, eux et leurs chiens, sans qu’aucun voyageur eût songé à murmurer.

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