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Sac au dos à travers l'Espagne

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XLII
LES CIGARIÈRES

Il ne faut pas quitter Séville sans rendre visite aux cigareras dont les doigts effilés et agiles fournissent de puros et de papelitos tous les fumeurs espagnols. Ne fumant pas, je laisse à de meilleurs juges le soin de discuter le mérite des cigares sévillans pour ne m’occuper que de celui des cigarières.

Elles sont plusieurs milliers — la surveillante qui nous ciceronait donna le chiffre un peu exagéré, je crois, de sept mille deux cents — entassées, c’est le mot juste, dans une succession de longues galeries communiquant les unes aux autres par des rangées d’arcades.

Matrones, jeunes femmes, fillettes, tout pêle-mêle dans une promiscuité qui doit être fort dangereuse pour la tendre innocence.

Mais d’innocentes, je ne pense pas qu’il s’en trouve beaucoup. Le comité des rosières trouverait difficilement le placement de ses couronnes, et l’angélique Société pour la propagation de la pureté, de Londres, y perdrait ses sermons et ses tracts. Il n’est pas besoin, d’ailleurs, pour rouler des cigares, d’un certificat de vertu.

Aussi, beaucoup et de très jeunes, mariées sans doute en expectative, se trouvaient dans cet état pénible à l’œil, que par galanterie pour les dames nous appelons intéressant. Un plus grand nombre allaitaient ou berçaient un poupon, tandis qu’un autre marmot se traînait autour de leurs jupes. L’administration, humaine et sage, tolère que ces jeunes mères gardent près d’elles l’enfant qu’elles nourrissent. Payées à la tâche, elles peuvent travailler à leur fantaisie sans léser en rien les intérêts de la fabrique. Je n’en ai vu aucune fumer, mais j’en ai vu beaucoup dormir sans que les surveillantes songeassent à troubler leur méridienne.

Malgré cette agglomération de femmes, de nourrices, de marmaille, de filles aux dessous négligés, l’odeur est supportable, car celle du tabac domine et couvre toutes les émanations suspectes.

Pas de bruit. Interpellations et conversations à haute voix défendues ; mais un petit bavardage, continu, incessant, emplit les salles comme un bourdonnement d’abeilles.

Il faisait très chaud et presque toutes s’étaient mises à l’aise, fichus rejetés, corsages ouverts. Quelques-unes même, débarrassées de jupes trop lourdes, ne gardaient que l’indispensable. Aussi, dès notre entrée dans chaque galerie, jouissions-nous de la vue d’une collection des plus variées en couleur et en forme de gorges andalouses, du blanc laiteux au rouge brique, de la grenade au potiron.

Spectacle agréable et inattendu, mais de courte durée, car au fur et à mesure que notre présence était signalée tout rentrait dans le corsage ou disparaissait sous un châle hâtivement saisi, avec accompagnement de petites mines effarouchées fort plaisantes à voir, mais seulement pour la forme, comme nous dit un torero avec qui nous avions fait connaissance et qui nous accompagnait, et parce qu’il fallait, devant les contremaîtresses, garder les convenances.

Ces cigareras, dont la plupart sont fort jolies, font les délices de la garnison. C’est un sérail toujours ouvert aux heureux soldats casernés à Séville, très prisés, comme le sont partout les soldats, des filles du peuple.

Mais aux toreros la fleur de la corbeille ! Nous le vîmes bien à l’engouement qu’excitait notre ami. Tous les cœurs pour lui, tous les regards, tous les sourires. Son nom courait de bouche en bouche :

« Manuel Erreria ! Le matador ! Manuel Erreria ! »

Nous en étions jaloux. Lui, souriant, jouissait modestement de son triomphe, sans morgue comme sans griserie, en homme habitué aux ovations des cœurs. D’ailleurs, il avait son enamorada qu’il énamourait lui-même et cela lui suffisait. Heureux garçon ! Il était encore à l’âge où l’on croit à la constance !

Mais il ne faudrait pas se faire illusion et s’imaginer qu’en la ville natale de don Juan on peut impunément suivre les traces du cynique scélérat. S’il est facile de jeter son mouchoir dans ce harem agité, de ramasser une Elvire dans le tas des jeunes amoureuses, il serait dangereux, le choix fait, de donner une rivale à l’odalisque. Les petites cigarières de Séville prennent l’amour au grand sérieux et ne badinent pas avec lui. Gare à la vengeance ! Si elles ne vitriolent pas le traître, comme quelques-unes de nos gourgandines, elles lui font deux bonnes entailles sur la face pour en dégoûter les autres ; deux entailles en croix à l’aide d’un navaja bien aiguisé, l’une au nom du Christ et la plus profonde en celui de la Vierge Marie.

Le bourreau des cœurs ainsi stigmatisé ne peut plus que difficilement continuer la série de ses conquêtes ; du moins s’il le tente, ses victimes sont averties. Elles savent du premier coup d’œil qu’elles ont affaire à un lâcheur.

Ces demoiselles, on le voit, ne sont pas toujours commodes. Il y a deux ou trois ans, elles s’insurgèrent, je ne sais à quel propos, se saisirent d’un surveillant détesté qui leur faisait la morale, lui mirent culotte bas et le fessèrent de la belle façon. De mémoire de jésuite on n’avait vu cinglade pareille. Les vieilles maîtresses d’école d’Albion, expertes et cuirassées en la matière, en eussent elles-mêmes frémi. Plus de cinquante enragées s’acharnèrent sur ce malheureux derrière, que l’on dut arracher tout sanglant des mains des ménades. Il fallut la troupe et deux jours de siège pour venir à bout des petites furies.

La sainte Vierge est la patronne de cette armée de jupes, où cependant, passé douze ans, il n’est plus guère de virginités. Dans chaque salle et au milieu des vastes corridors de la manufacture, elle est placée en belle niche, entourée de fleurs pieusement renouvelées chaque jour.

Outre une lampe perpétuelle, les petites cigarières lui brûlent des cierges et lui adressent d’étranges prières. Celles pourvues d’un amant la supplient de le rendre éternellement fidèle, les novices de leur en procurer un aimable et bien amoureux ; je ne parle pas des plus ferventes qui ne cessent de répéter :

O Marie, conçue sans péché, fais-moi pécher sans concevoir.

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