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Sac au dos à travers l'Espagne

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XXVIII
EL MURADIEL

A Mançanarès, trompés par la fertilité de la campagne environnante, nous reprîmes à pied la route.

Mais ce n’est qu’un coin de verdure, et nous marchions depuis une heure à peine que le désert recommençait avec ses tas de pierres et ses chardons qui dépassent la taille d’homme.

C’est l’Afrique du Nord dans son côté aride et désolé, ses longues plaines nues, ses torrents à sec ; l’autre, la riche et la plantureuse, va bientôt paraître, au delà de la Sierra Morena.

On avait bien raison de dire jadis « les Espagnes », car chaque province a son cachet distinct et bien tranché, différant autant par le sol que par les habitants. Dix peuples dans un seul royaume.

« Par son aspect général, sa faune et ses populations elles-mêmes, cette partie, écrit Élisée Reclus, appartient à la zone intermédiaire qui comprend toutes les contrées barbaresques jusqu’au désert de Sahara. La Sierra Nevada et l’Atlas qui se regardent, d’un continent à l’autre, sont des montagnes sœurs. Le détroit qui les sépare n’est qu’un simple accident dans l’aménagement de la planète. »

En approchant de Val de Peñas, les oliviers d’abord clairsemés s’épaississent, forment de délicieux petits bois, puis disparaissent peu à peu pour laisser tout le terrain aux vignes qui continuent jusqu’à Santa-Cruz. Bientôt l’horizon se rétrécit, borné par les premières assises de la Sierra. Nous atteignons El Muradiel, la dernière bourgade de la Manche, nous enquérant vainement d’une posada. C’est cependant une station de la ligne de Madrid à Cordoue, mais la bourgade est assez éloignée, et comme elle est de lamentable aspect, personne ne s’y aventure.

On y venait pourtant autrefois, car c’est la première des colonies appelées nuevas poblaciones que fonda Charles III pour faciliter aux voyageurs la traversée de la dangereuse montagne, aider à la chasse et à la destruction des bandits. Maintenant nul ne passe, le chemin de fer l’a ruinée. Le pays vaut pourtant la peine d’être vu, et j’engage les touristes que n’effraye pas trop la fatigue à prendre la route d’El Muradiel pour traverser le défilé de Despeñaperros. Ils ne perdront ni leur temps, ni leur peine.

En attendant, nous cherchions un souper et un gîte. Le chef de station, homme civilisé, nous indiqua un couple de vieux bourgeois, qui consentaient parfois à obliger les seigneurs voyageurs étrangers en échange d’un petit dédommagement en espèces. Ces braves gens, qui paraissaient d’une classe supérieure aux paysans du voisinage, nous reçurent avec une courtoisie à laquelle nous n’étions pas habitués. Une tristesse douce et résignée pesait sur la vieille dame, qui avait perdu tous ses enfants au dernier choléra et sa fortune je ne sais dans quel krach espagnol. Le lendemain, comme nous déjeunions, un Français demande à nous voir. Je me rappelle celui de Tolède et je fais la grimace. Mais ce Français est le châtelain du pays.

Nous voyons entrer un petit jeune homme, à moustache naissante, maigre et au teint basané. Il a appris l’arrivée de compatriotes, événement rare à El Muradiel, et vient nous serrer la main et nous offrir de visiter sa résidence avant notre départ.

Qui veut acheter un château en Espagne ? Non pas le château proverbial fait de la quintessence lumineuse de nos rêves que nous bâtissons tous dans les nuages d’or, mais un manoir solide en bonnes pierres de taille, dont la façade forme un côté de la place de la Constitution d’El Muradiel et en fait l’unique ornement.

A vrai dire, c’est plutôt une vaste maison bourgeoise comme on en construisait au siècle dernier, mais le jardin est seigneurial, entouré de murs de dix pieds et occupant à lui seul la moitié de la bourgade.

Même au pays des alcazars et du Généralife, il pouvait passer pour un coin joli de verdure et de fleurs, et le propriétaire en était fier à juste titre. Maintenant il n’en reste plus que des épaves. C’est une ruine de jardin. Les plantes tropicales, les arbres fruitiers transplantés à grands frais, les tonnelles ombreuses et touffues, les arbustes rares, tout cela meurt faute de soins. Les herbes parasites couvrent les allées, dévorent les parterres. Les crapauds infectent les viviers.

Un ingénieur français de la ligne de Madrid à Cordoue avait créé, il y a vingt-cinq ans, cette oasis.

Stationné à El Muradiel et devenu l’heureux possesseur de la main d’une jolie señorita et en même temps de la résidence, il transforma une maigre huerta manchoise, où quelques plants d’oignons et de tomates disputaient la terre aride aux ronces et aux cailloux, en un petit Éden.

Il y travailla durant vingt années ; mais depuis cinq ans il est mort et sa veuve a tout laissé périr. Son fils, jusqu’ici au lycée de Bordeaux, ne vient qu’une fois chaque année pour assister au désastre.

Les bons paysans du voisinage qui n’ont pas le courage de planter un radis devant leur masure, parce qu’il faudrait prendre la peine de l’arroser, accélèrent la ruine en pillant et gaspillant ce qui reste de cet orgueilleux verger qui insultait à leur paresse.

« Dès la nuit, nous dit le jeune homme, ils escaladent les murs, où ils se sont fait des escaliers en enlevant les pierres, pour grimper plus facilement. Ils cassent les branches pour cueillir les fruits, arrachent les arbustes, volent nos poules, empoisonnent nos chiens, et font cuire leur soupe avec notre faisanderie. Aussi ma mère dégoûtée laisse tout à l’abandon.

— Ne pouvez-vous donc flanquer quelques pruneaux aux maraudeurs ? c’est votre droit.

— Des pruneaux ?

— Oui, des pruneaux de plomb.

— Ah ! bien oui. J’y ai songé plus d’une fois ; ma mère m’en a dissuadé. Si je tirais seulement à poudre au-dessus de leur tête, nous serions mis à sac. Vous n’avez pas idée comme on déteste les Français.

— Cependant votre mère est Espagnole.

— Oui, mais elle a épousé un Français et les gens du pays ne le lui pardonnent pas. Voici mes études terminées ; moi demeurant ici, les choses changeraient peut-être, mais je ne veux pas m’enterrer à El Muradiel, et si je trouvais le moindre prix raisonnable, je vendrais avec joie. »

Il me donna un chiffre ridiculement minime qui satisferait son ambition.

L’offre était bien tentante, devenir châtelain dans la province de Don Quichotte ! Cette perspective me souriait assez !

Mais je regardai autour de moi, je vis la tristesse et la misère ambiante, la désolation des murs, des champs, des rochers et des pierres, les laides petites Manchoises, les regards hostiles des mâles, et je pris congé du pauvre châtelain pour m’enfoncer dans la montagne, lui faisant la promesse de dire, aussitôt de retour en France, à mes connaissances et amis :

« Qui veut acheter un château en Espagne ? »

Ma promesse est remplie.

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