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Sac au dos à travers l'Espagne

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SAC AU DOS
A TRAVERS L’ESPAGNE

I
ENTRÉE EN ESPAGNE

« Je ne connais, disait J.-J. Rousseau, qu’une manière de voyager meilleure que celle de voyager à cheval : voyager à pied. » Je partage l’avis de Jean-Jacques, à condition toutefois que l’étape ne soit pas trop longue, ni le sac trop lourd. Le plus mince bagage semble augmenter de poids en raison des heures de marche. Je m’en suis vite aperçu, et d’étape en étape j’ai diminué le mien, si bien qu’il était à peu près réduit à zéro quand j’atteignis Malaga. C’est par là que j’aurais dû commencer.

Dès Irun, j’entrai en campagne, et secouant l’engourdissement d’une nuit en wagon, je frappai le sol d’un pied léger. Certes, si la meilleure manière de voyager est celle citée plus haut, la dernière et la plus abominable est bien le chemin de fer pour les gens pas pressés. Parcourir un pays en wagon, c’est se condamner à ne rien voir, et cependant combien ne parcourent l’étranger que de cette façon et à leur retour racontent leurs impressions et écrivent un livre sur les mœurs et coutumes d’un pays entrevu à travers un nuage de fumée par une portière de voiture roulant à la vitesse de 60 kilomètres à l’heure.

Dès Irun, on sent l’Espagne. De coquets petits gendarmes, coiffés de minuscules bicornes que borde économiquement une tresse de laine blanche, et épaulettés de macarons blancs, vous en font tout de suite apercevoir. Ils n’ont ni le prestige ni la majesté des nôtres et ressemblent un peu, moins le brillant, aux gardes françaises d’opéra-comique. Misère et vanité, l’Espagne entière ; ils portent tous faux col et manchettes amidonnés. La gare d’Irun en est remplie, comme du reste toutes les stations d’Espagne ; deux ou trois brigades montent dans chaque train pour le protéger. Le temps est loin, chez nous, où l’on attaquait les diligences ; ici, ce n’est pas seulement les diligences que l’on attaque encore, mais les trains de voyageurs. C’est un des rares reflets de couleur locale qui restent à l’Espagne, et je serais désolé qu’il disparût.

Les gendarmes, assure-t-on d’ailleurs, sont là pour la forme. En cas d’offensive, ils se hâtent de décharger leur fusil en l’air et de crier aux assaillants : « Attachez-nous pour qu’il soit constaté que nous n’avons pu nous défendre. » Aussi, dans ces attaques de train, jamais ne vit-on gendarme blessé.

Après et même avant ce singulier gendarme, un autre trait caractéristique fait sentir l’Espagne, et celui-là des plus piquants. J’en fus poursuivi d’Irun à Grenade, de Malaga à Séville, de Cadix à Algéciras, et il ne cessa de m’empoisonner que devant les uniformes rouges des factionnaires de Gibraltar.

Dans ses Lettres sur l’Irlande, George Moore prétend que la verte Erin rappelle l’odeur de l’huile de paraffine.

« Le pays, dit-il, exhale l’odeur humide, moisie et malsaine de la pauvreté, d’une pauvreté qui sent la terre, et cette odeur vous prend au nez à la porte de chaque cabane ; elle flotte au-dessus des cheminées avec la fumée de la tourbe, elle couve sous les fumiers, elle rampe le long des fondrières profondes et noires qui bordent les chemins ; l’aspect chétif et maigre des champs marécageux et des collines sans arbres vous rappelle cette odeur de pauvreté, d’une pauvreté qui rend malade à mourir. »

Ce n’est pas une odeur de pauvreté qui vous poursuit de l’autre côté des Pyrénées. La misère n’y est pas hideuse comme au Royaume-Uni. Elle s’épanouit gaiement dans ses haillons roussis, et chauffe paresseusement ses plaies au soleil. Elle est cynique et quelque peu gouailleuse ; très philosophe, elle sait se contenter de peu. Elle déjeune d’un oignon et soupe d’une poignée de pois chiches ; l’eau du puits voisin fournit sa boisson.

Les misères du Nord sont plus exigeantes. Il leur faut pain et lard, pouding, bière forte, thé. Cela représente au moins deux schellings par jour. Le Castillan se contente de deux sous.

Non, l’Espagne misérable, exploitée, l’Espagne somnolente et paresseuse, n’a pas, même dans les bas-fonds de ses villes, dans ses villages solitaires et ruinés, dans les antres de ses gitanas l’odieuse puanteur de la crasse humide, mais les parfums qu’elle exhale ne valent pas mieux. C’est une odeur sui generis, mélange d’huile rance et de vidange fraîche qui vous saisit de quelque côté que vous vous tourniez, vous enveloppe et ne vous lâche plus.

Eh ! l’on peut bien lui reprocher ses tares, au vieux pays des rois Maures ; il a, pour les couvrir, assez de magnificences.


Dès le début le pays est d’une beauté grandiose. Ce n’est pas la Suisse avec ses vues léchées, ses landscapes à l’usage des jeunes Anglaises, ses vallons rétrécis et mièvres, ses chalets jouets d’enfants, ses cascades soigneusement aménagées, cette nature trop jolie, trop encombrée de misses correctes, de respectables ladies et de parfaits gentlemen, de snobs britanniques enfin, et qu’exploite un peuple d’hôteliers voleurs.

Ici la montagne sauvage et déserte, les grands rochers à pic, les villages accrochés sur l’abîme, où en dix ans l’on compte la venue d’un étranger, la plaine séchée où l’on marche des journées sans rencontrer d’ombre, les vieux couvents en ruine avec leurs tours et leurs bastions, les auberges rares, le confort inconnu, les hommes rudes et les femmes jolies. « L’Afrique commence aux Pyrénées. » A chaque pas, hors des villes comme dans les villes, au nord comme au sud, on rencontre des coins de Mauritanie.

A la sortie d’Irun, laissant à notre droite Fontarabie qui semble surgir du milieu des flots, nous nous engageons dans la montagne, sourds aux appels du conducteur et du cocher d’une patache attelée de quatre mules et qui nous crient à tue-tête pour mieux nous faire comprendre :

« La diligence de Saint-Sébastien, voici la diligence de Saint-Sébastien !

— Merci, nous allons à pied.

— A pied ! ah ! ah ! que tontos ! (quels fous !) »

Et ils riaient d’un air incrédule. La distance n’est pourtant pas bien longue : une vingtaine de kilomètres ; mais on est au commencement d’août et les Espagnols ne craignent rien tant que la marche et la chaleur. C’est le défaut des races latines ; elles comprennent peu les voyages pédestres. Cela me rappelle ces villageois qui, voyant des gens de la ville faire après dîner leur digestion en arpentant la route, se demandaient stupéfaits ce que ces bourgeois avaient ainsi à marcher pour n’aller nulle part, tandis qu’ils pouvaient rester tranquillement chez eux, se chauffer les mollets, faire un cent de piquet ou lire la gazette !

A l’entrée du chemin nous nous croisons avec un attelage de bœufs. Le joug est entouré d’une peau de mouton qui, descendant de chaque côté de la tête, semble coiffer les bœufs d’une perruque Louis XV. Un fier gaillard à jambes nues et à béret bleu les guide d’un long bâton, et derrière le chariot à roues pleines comme celles des chars antiques, un autre jeune gars retient l’attelage sur la pente trop rapide en sifflant un air arabe, mélancolique et doux. Ils nous saluent en passant d’un Vaya usted con Dios ! (allez avec Dieu !) qui est la traduction exacte du salut des Musulmans.

Par le sentier raboteux nous traversons un merveilleux paysage, végétation tropicale, fouillis de fleurs et de verdure qui se détache harmonieusement sur le fond indigo des Pyrénées. Les maisons très rares, disséminées çà et là, ont l’aspect pauvre et délabré, un des cachets caractéristiques des fermes et des villages espagnols.

Un balcon au premier étage, ou une galerie de bois extérieure d’où pendent des guirlandes d’oignons, d’ails, de piments ; des murs en ruine où sèchent des hardes, jupes jaunes ou rouges. Des petits garçons et des petites filles habillés d’une chemisette qui ne descend guère plus bas que le nombril, accourent pour voir passer les deux voyageurs.

Je jette deux sous à une fillette qui loin de les ramasser se réfugie près de sa mère : « Les Basques ne sont pas des mendiants, » dit fièrement celle-ci.

Nous voici loin de l’Angleterre, de l’Italie surtout où à l’entrée de chaque village, le voyageur est assailli par des nuées de petits guenillards. Partout, dans le Guipuzcoa, j’ai trouvé la même dignité.

Nous traversons le col de Jainhurqueta, laissant à notre droite le Jasquibel avec ses sommets revêtus de bruyère, qui, du cap du Figuier, plonge ses flancs ravinés dans la mer, jusqu’à la merveilleuse baie des Passages.

Ces pâtés de montagnes de la Biscaye et de la Navarre forment un amoncellement de chaînons hérissés de crêtes, de rochers granitiques et calcaires, coupés de gorges et de vallons au fond desquels bondissent des torrents qu’entretiennent de continuelles pluies.

Hêtres, pommiers, châtaigniers, chênes percent en touffes épaisses les fissures des parois basaltiques au milieu de toute la flore rupellaire, et çà et là, aux pentes des monts, dans des guirlandes de vigne, s’éparpillent les blanches fermes.

Parfois un grand rocher aux tons de rouille surplombe la route ; il semble ne s’accrocher à la montagne que par de fragiles crampons de lierre et l’on se demande s’il ne va pas glisser tout à coup au moindre tremblement du sol, emportant avec un bruit de tonnerre au fond du précipice où murmure un torrent caillouteux, avec un morceau de la montagne, route et voyageurs.

On se croirait dans les gorges de l’Atlas et l’on s’attend à voir surgir des têtes de Berbères derrière les broussailles.

De distance en distance, une croix de bois ou de pierre indique qu’un meurtre a été commis. Rien de plus propice aux embuscades que ces coins solitaires, fourrés, défilés, cavernes : Malos sitios ! comme on dit ici.

J’ai parlé de voyageurs ; ils ne sont pas nombreux. Nous seuls, sac au dos, la Martinière et moi, arpentons la route, et dans toute notre traversée des Espagnes, nous avons rencontré en trois fois six voyageurs pédestres et de fort mauvaise mine dont trois nous ont demandé l’aumône ; je dois ajouter que c’étaient des compatriotes. Non, rien sur la route. De temps à autre deux gendarmes arrêtés devant une gorge ou au coin d’un bois. Ils attendent la diligence. Quand elle arrive, ils se postent de chaque côté du chemin, arme au pied, et font mine de la fouiller d’un œil scrutateur. En grande tenue comme pour la parade. Parfois encore un char mérovingien chargé de grands fûts de vin des Castilles passe lentement avec un bruit strident et aigu fait par l’essieu tournant des roues pleines ; ou c’est un âne efflanqué crevant sous un faix trop lourd et que chasse devant lui un petit drôle féroce, armé d’une trique, ou bien encore une mule montée par un cavalier qui la frappe à bras raccourcis.

Dès les premiers pas, la brutalité à l’égard des bêtes s’étale sans vergogne. Dans tout véhicule public, un jeune garçon, le ragal, auxiliaire du cocher, n’a d’autre mission que de frapper à grands coups les têtes ou les maigres échines des attelages. La Société protectrice des animaux aurait fort à faire ici.

Nous nous sommes embarqués sans biscuit pensant trouver des auberges le long de la route ; à jeun depuis la veille, la faim nous prend. Voici une maison d’aspect misérable ; un rameau séché à la porte indique une venta. On aperçoit en effet, du dehors, un comptoir de bois blanc, fait de débris de caisses d’emballage, des cruches et des verres. Nous demandons à manger. Une femme à tête de maugrabine, portant un affreux marmot couvert de teigne, nous fait signe d’aller plus loin.

« Vous avez bien du pain et du vin ?

— Ni pain, ni vin. Seulement de l’aguardiente. »

C’est une sorte de vitriol allemand ayant la spécialité de donner à l’eau une teinte d’orgeat et vendu au détail dix ou douze sous le litre. Je me rappelais en avoir bu à Paris dans un café du boulevard sous le nom d’absinthe blanche à raison de 75 centimes le verre.

Ici, dans le Guipuzcoa, comme au fond de la Sierra Morena, où les communications avec Berlin sont cependant plus difficiles que pour les industriels du voisinage de Montmartre, on ne le fait jamais payer plus d’un sou.

MM. les limonadiers parisiens objecteront avec raison que les hosteliers castillans n’entendent rien aux affaires et qu’il doit s’en trouver très peu qui deviennent millionnaires en cinq ans.

Après plusieurs questions restées sans réponse, occupée qu’elle est à essuyer le marmot teigneux, la maugrabine se décide à nous dire qu’à moins d’une demi-heure, en haut de la côte, nous pourrons trouver à manger.

Nous gravissons pendant une heure la montagne poussiéreuse sans rien apercevoir. Ne demandez jamais en Espagne la distance d’un endroit à l’autre, nul ne la sait, même ceux qui ont fait dix fois le trajet ; on vous répond un chiffre au hasard ; mais il faut toujours compter sur le double. Après une longue heure nous atteignons la venta. Moins délabrée que la première, des images enluminées de saints et de madones égayent ses murs blanchis.

Une petite fille d’une douzaine d’années, visiblement enceinte, est assise sur le pas de la porte.

Elle se prépare aux devoirs de sa maternité prochaine en mouchant une sœur cadette qu’elle tient nue sur ses genoux.

Un peu surprise à notre vue, elle appelle sa mère d’un ton chantant et traînard : Madre ! Madre ! Une grosse commère mamelue, à cheveux grisonnants et à tête de procureuse, arrive nonchalante et maussade. C’est la façon de tous les aubergistes espagnols. Hommes ou femmes, il semble que vous les dérangiez d’une occupation des plus importantes pour vous faire servir gratis. Vous entrez en fâcheux dans leur vie pour leur voler leur temps et leurs peines, car, par le fait, vous les troublez dans leur oisiveté ou leur somme.

Ils se dérident à la longue, une fois qu’ils sont décidés à vous servir, semblant se dire : « Puisque le mal est arrivé, prenons-en notre parti, et faisons contre fortune bon cœur. » C’est ce que fit la matrone après nous avoir offert du pain et du vin. Le pain est frais et le vin excellent ; nous nous régalons, assis près du comptoir, sur un banc boiteux, mal équilibré sur le sol battu, en face de trois chats faméliques qui se jettent avec avidité sur les miettes, en se lançant l’un à l’autre des grondements pleins de colère. Oh ! les chats espagnols ! Le Belzébuth du château de Misère du capitaine Fracasse était un gras matou comparé à ces misérables. Pelés, étiques, torves, hideux, tout en tête, l’œil lamentable et avide, ce ne sont que des squelettes de chat, revêtus d’une peau râpée. Que mangent-ils ? de quoi vivent-ils ? Que font-ils pour satisfaire les impérieuses exigences du ventre ? Comme l’odeur sui generis et innommable dont je parlais, leur ombre fantastique m’a poursuivi dans toute l’Espagne !

Je les ai rencontrés aussi hâves, aussi maigres, affamés, anguleux, hérissés, au Palatio de Urvaza comme au col de Piqueras, dans la Sierra Morena comme dans les rues désertes de Tolède, où tout à coup en surgissaient deux ou trois effarés et fantasques, uniques fantômes de la rue morte en plein midi, spectres de la peur, de la détresse et de la faim.

Alléchés par cette ripaille, des poules étiques envahissent la salle, et plus effrontées que les chats, sautent jusqu’à nos mains pour nous voler les bouchées.

« Vous ne donnez donc pas à manger à vos poules ?

— A manger, s’écrie l’hôtesse, ah bien, s’il fallait les nourrir, cela ne vaudrait pas la peine d’en avoir. »

Toujours accroupie sur le seuil, dans le but évident de nous dissimuler son état, la petite nous examine avec ses grands yeux noirs. Elle est assez jolie et sa position nous intéresse. Nous lui demandons son âge. « Treize ans aux vendanges. » Nous n’osons pas pousser plus loin l’interrogatoire ; mais la mère, qui surprend nos regards attachés sur cette rotondité insolite, s’écrie :

« Tout est arrangé, tout est arrangé. C’est un accident.

— Ah ! vraiment ?

— Oui, une mère ne peut toujours surveiller ses filles. Il y a tant d’occasions dans le Guipuzcoa !

— Des occasions ! Il y en a partout !… Alors vous êtes contente ?

— Il le faut, fit-elle en haussant les épaules.

— Et la niña ?

— La niña est contente aussi. »

Allons, tout va bien et tout est bien qui finit bien.

Nous réglons notre note, qui s’élève à un réal par tête (25 centimes) et nous prenons congé de la mère et de la fille qui nous saluent d’un aimable : Vaya usted con Dios !

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