Sac au dos à travers l'Espagne
XXXII
LES GITANOS
Ne vous attendez pas à ce que je vous présente le gitano légendaire avec son éclatant costume, ses cheveux tressés, ses navajas et sa guitare en sautoir. Celui-là n’existe plus que dans les opéras-comiques. Le gitano s’est civilisé, il porte des souliers et des chaussettes, consulte l’heure non plus au ciel mais à sa montre, change de linge presque chaque semaine, ou du moins le dimanche exhibe un faux col propre.
Cependant il n’a pu changer de teint ni de visage et ces hommes qui sous le vieux costume seraient superbes avec leurs grands yeux noirs, leurs lèvres rouges et sensuelles, leur peau dorée, ressemblent, accoutrés des hardes modernes, à de lamentables juifs, ce qu’au fond ils sont tous. Tels quels cependant dans ce quartier de l’Albaycin, ces habitations creusées dans le roc de Sacro-Monte séparé de la montagne du Généralife par la vallée étroite et profonde où coule le Darro, et de Grenade par une enceinte de murailles arabes, ils offrent à l’étranger l’aspect le plus imprévu.
Au flamenco de la plaza Campillo, nous avions trouvé un petit gitano qui nous offrit de nous servir de cicerone et de nous recruter pour un baile un personnel complet de danseuses assorties ; car quelles que fussent les séductions pimentées des fandangos et des cachuchas, nous avions ouï dire qu’elles n’étaient que menuet de pensionnaires auprès de celles des gitanas.
Le drôle qui faisait la joie des clients en imitant au moyen de pétarades buccales tous les airs du clairon, nous sonna dès six heures le réveil sous nos fenêtres.
Nous voici partis, lui devant, tantôt faisant la roue, tantôt jouant de la trompette avec son nez, distraction qu’il interrompait tout à coup lorsqu’il rencontrait des jeunes filles ou des femmes en faisant mine de se jeter sous leurs jupons, puis il se relevait et reprenait sur le clairon une marche triomphale. Quelques-unes se fâchaient, mais la plupart riaient, la première surprise passée, habituées sans doute aux facéties du chenapan.
Nous sortons de Grenade et nous débouchons dans l’Albaycin, racolant sur notre route un second bohémien d’une quinzaine d’années qui nous salue d’abord d’un good morning, gentlemen, puis d’un bonjour, messieurs, et s’attache à nos talons. Comme ses congénères, il baragouine dans toutes les langues de façon à pouvoir voler cosmopolitement.
Nous montons par des chemins kabyles, poussiéreux, malaisés, bordés de cactus et d’aloès. Çà et là, une misérable hutte sur laquelle sèchent des loques et d’où sort un chant mélancolique, une voix fraîche et douce de jouvencelle ; à côté une chambre creusée dans le roc, où des femmes et des filles demi-nues procèdent à leur toilette du dimanche. On interpelle nos guides, on leur demande qui nous sommes, et, réponse faite, on rit ; on va pelar la pava, « plumer la dinde », ou plutôt les dindons ! Les dindons, bien entendu, c’est nous.
Après plus d’une heure de montées et de descentes et d’autres montées, nous rentrons dans le faubourg. Nos deux drôles n’ont pas rencontré les demoiselles du corps de ballet qu’ils se proposaient de nous offrir. Enfin, au détour d’une ruelle empuantie, nous tombons sur trois ou quatre donzellas semblables à celles qui rôdent autour des casernes. Le bruit s’est rapidement répandu dans le Landerneau bohémien que nous cherchons des danseuses, et elles viennent offrir leurs services. Quelques fillettes les escortent et se mettent à nos trousses, mendiant. Nous enfilons d’autres ruelles désertes et empestées et précédés par une ravissante petite gitana, bouton d’or de la troupe, nous pénétrons dans une sorte de taverne où un jeune monsieur à la tête sémitique nous offre des sièges avec force salutations.
C’est le prince des gitanos, nous disent nos guides, dont l’un, celui racolé en route, paraît être de sa plus proche parenté. S’il est prince des gitanos, il n’en paraît pas pour cela plus glorieux, car il est vêtu comme un dauphin de barrière, et c’est lui qui va nous jouer de la guitare.
Dumas père a donné jadis un récit détaillé de sa rencontre avec les gitanos de Grenade. Il parle d’un jeune garçon de quinze à seize ans, à mine vicieuse, frère de la troupe. Il y était, je l’ai déjà nommé. Il y avait aussi le père de famille, le patriarche, vieille canaille ; la mère, sorcière maugrabine, et toute la bande de coquines et de coquins, parents, frères, cousins, jusqu’au marmot pendu à la mamelle roussie et donnant déjà des signes de scélératesse profonde. Rien de changé. La même famille renaissait avec ses stigmates, l’aïeul remplacé par le fils, la sorcière par la jolie jeune fille devenue sorcière à son tour, et ainsi de suite à travers les générations.
Seulement, plus de couleur locale, plus de robe écourtée et chargée de volants, plus de jambes nues, plus de paillettes, plus même de castagnettes, car les quatre ou cinq coquines qui dansèrent les remplaçaient par des claquements de doigts. A part le teint basané, les yeux énormes chargés d’éclairs, les lèvres lippues et le profil hébraïque, rien ne distinguait ces fruits grenadins des pêches à quinze sous des boulevards extérieurs.
Le prince s’assoit en face de nous, les princesses prennent place à ses côtés ; il pince une ouverture et une chorée de faunes commence.
C’est d’abord l’ole, que l’on ne danse sur aucun théâtre et qui exige, comme d’ailleurs les scènes qui suivirent, un huis clos absolu. Mais le huis clos est inconnu chez les gitanos, race simple et primitive, qui fait tout au grand jour. La porte, grande ouverte comme celle de la maison du sage, permet à une fourmilière de fillettes, petites et grandes, attirées par les airs de guitare, de passer la tête et de témoigner, par leur mine épanouie, le plaisir qu’elles prennent à cette petite fête de famille. Plus d’une, sans doute, a cent fois assisté au spectacle, mais il est, paraît-il, de ceux dont jamais fille ne se lasse.
L’ole, pantomime de bacchante endiablée, fut suivi par le vito, sorte de trépignement amoureux où les hanches jouent le principal rôle, lequel fut remplacé par la moca, scène épileptique où un homme et une femme se font vis-à-vis. Je n’en décrirai pas les péripéties, pas plus que celles d’une autre danse, qu’on peut appeler la danse du chapeau, un chapeau y étant l’accessoire indispensable.
C’est celui du danseur que, d’un coup de main, la danseuse a enlevé, non pour se le mettre sur la tête, au contraire. Le fond du feutre est plié et placé de façon à offrir au partenaire un orifice digne de l’âne d’Apulée, et gestes et coups de hanches d’aller leur train.
Cela dépasse les limites du naturalisme ; aussi acteurs et spectateurs indigènes, natures peu éthérées, semblent y prendre un extraordinaire plaisir. Fillettes et garçons crient bravo et demandent bis.
Nous dont la pudibonderie ne dépasse pas le niveau de celle d’une chambrée de dragons, finissons par être écœurés de ces priapées immondes, et demandons qu’on baisse la toile.
C’est le quart d’heure de Rabelais. Nous avions eu l’imprudence de ne pas faire de prix, pensant qu’avec quatre douros et une bouteille d’aguardiente, dont nous avions régalé la bande, toute cette abjecte bohême s’estimerait largement payée. Nous étions loin de compte ; on exigeait 50 francs. Nous n’en avions, par prudence, que 25 en poche. On les refusa fièrement. Le prince fut superbe de dédain, et il s’en fallut de peu que les princesses ne nous crachassent à la figure, tant était profonde leur indignation.
Nous voulons sortir, on nous barre le passage. La chambre est pleine de gitanos et de gitanas criant tous à la fois. On se prépare à nous faire un mauvais parti lorsque la vue des revolvers calme soudain les plus enragés. Enfin, en levant les bras et les yeux au ciel, comme pour prendre le Seigneur à témoin des iniquités dont il souffre, le patriarche accepte nos 20 francs.
Ce n’est pas fini. Aussitôt, un petit panneau branlant dans une imitation de vieux cadre, sort comme par enchantement de la foule. Le vieux voleur nous présente un Murillo authentique et signé. Il n’y a pas à s’y méprendre.
C’est au moins le dixième qu’on nous offre depuis notre arrivée à Grenade et dans les prix les plus doux. Grenade, comme Séville, fourmille de Murillos. Tout le monde vous en propose : marchands, bourgeois, hôteliers, cabaretiers, bohémiens, voyous. Il va sans dire que le Murillo est une affreuse croûte qu’on vous fait d’abord 1000 francs et qu’on finit par vous laisser pour 10. Celui qu’on nous présente n’est que de 20 douros. Nous le repoussons avec indignation et, par degrés, il descend à cent sous.
« Refuser cent sous pour un Murillo authentique, » s’écrie la bande en chœur. Et l’on nous accable de diverses épithètes qui, bien que lancées en langue gitane, ne nous laissent nullement indécis sur leur signification. Nous sommes des cancres, des épiciers, des philistins.
Nous sortons enfin, heureux de revoir le ciel au-dessus de nos têtes, mais sous l’appréhension de recevoir d’en haut quelque projectile ; heureusement, nos craintes étaient mal fondées ; nous ne sommes suivis que par deux ou trois petites gitanas, filles, sœurs, cousines ou nièces du prince, qui, pendant plus de cent pas, nous harcèlent pour avoir un sou.