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Sac au dos à travers l'Espagne

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XXI
LA PETITE DÉVOTE DE COMPOSTELLE

Il n’est guère de voyageurs qui, relatant leurs impressions, n’aient à raconter une demi-douzaine d’entrevues au moins avec les hauts personnages du lieu qu’ils traversent. Les princes les ont priés à dîner, les généraux ont ordonné pour eux des revues, les hommes d’État leur ont fait des confidences, sans parler du grand artiste ou de l’éminent littérateur qui a soulevé pour eux le voile de l’ébauche du chef-d’œuvre impatiemment attendu.

« J’étais là, disent-ils négligemment, quand le fameux Tartanpionado, qui est aussi un artiste et un lettré, passant son bras sous le mien… » « Au dîner somptueux offert en mon honneur par le ministre Esculado… » « Le consul, apprenant mon arrivée, s’empressa… » « La délicieuse marquise de la Friponnetta, à côté de qui j’eus le plaisir de me trouver à table chez l’archevêque de Tolède… »

Humble piéton, pérégrinant sac au dos, poudreux et roussi, je fus privé de ces honneurs prodigués à mes confrères princiers. Je n’eus de conversation intime avec aucun diplomate, aucun ambassadeur, aucun prélat, aucun maréchal. Loin de recevoir l’hospitalité de quelque monarque, c’est à grand’peine que j’obtins parfois celle des plus modestes posadas, et encore fallait-il, au préalable, montrer un douro entre le pouce et l’index.

Eh ! mes camarades, une pièce de bon aloi frappée aux effigies nationales, est encore dans tout pays ce qu’il y a de mieux comme lettre de recommandation, et même de plus économique. Joignez-y une forte trique, de bonnes jambes, des pieds sains, et vous passez à peu près partout.

C’est du moins ce que je croyais et me disais avant de traverser l’Espagne. Grave erreur, le douro ne suffit pas toujours. L’aubergiste espagnol, le moins commerçant de tous les aubergistes, ce qui ne veut pas dire le moins voleur, place ses aises avant le douro. C’est ce que fait chaque Andalou, d’ailleurs, à tous les degrés de l’échelle sociale. Fainéant comme un lézard, il se console de sa misère et excuse sa paresse par ce fier proverbe : Profit et honneur ne vont pas dans le même sac.

Dans le faubourg de Tolède, où nous débouchions tout poussiéreux, fatigués et assoiffés, nous montrâmes vainement le douro. Nous étions en si triste équipage que j’hésitais à pénétrer en cette cité qui se dressait devant nous comme une merveille oubliée de l’Orient. Je tenais à faire préalablement toilette, mais l’amo nous engagea à continuer notre chemin.

Il est vrai qu’il était midi passé, heure où les vagabonds et les bandoleros seuls osent se présenter aux portes. En un pays où tout gentilhomme qui se respecte est bravement étendu à l’ombre ou ne s’aventure au soleil que muni d’une vaste ombrelle par égard pour le teint, le posadero ne pouvait que s’indigner d’être dérangé à l’heure de sa méridienne, heure sacrée, que peuvent seuls s’aviser de troubler des étrangers malappris.

Il faut de bien graves événements pour réveiller un Espagnol qui fait sa sieste. Turenne, voulant ravitailler je ne sais plus quelle place assiégée par un corps d’armée de Sa Majesté Catholique, attendit midi. Tout le monde dormait au camp, général, officiers, soldats, factionnaires. Le convoi, sans entrave, passa.

Nous dûmes donc continuer notre chemin et traverser le pont d’Alcantara. Notre pas résonna sous les vieilles et gigantesques portes mauresques qui le flanquent, et à ce bruit insolite un carabinier de la reine entr’ouvrit un œil qu’il referma aussitôt.

Nous gravissons la chaussée montueuse qui côtoie les remparts et passons sous la porte del Sol, pour nous arrêter à la première auberge d’aspect honnête, que nous rencontrons, la posada de Santa-Cristina, à l’entrée de la place de la Constitution. Heureusement on y est éveillé.

Si jamais, lecteurs, vous allez à Tolède, gardez-vous de la posada de Santa-Cristina. Elle est tenue par le señor Manuel Fernandez, le roi des aubergistes filous.

Il soupçonna, sans doute, en nous des millionnaires déguisés en colporteurs et nous le fit sentir sur sa note.

Je lui sus gré, cependant, de ses louables efforts pour nous délivrer d’un visiteur qui voulut à tout prix, pendant que nous étions à table, nous offrir ses civilités et services, en qualité de compatriote.

Quand sur le sol étranger on rencontre un Anglais, un Russe, un Allemand, un Turc, un Yankee, un Chinois, rien que de très naturel ; mais la vue d’un Français étonne toujours un peu et quand ce Français vient à vous, la bouche en cœur, si le premier mouvement est de lui serrer la main, le second est de serrer son porte-monnaie, car neuf fois sur dix c’est à ce dernier qu’il veut rendre hommage.

Je ne cherche ni à expliquer, ni à excuser cette impression, je la constate simplement.

« Señores, nous dit le soir au souper le señor Manuel Fernandez, car tout le monde est seigneur dans ce pays-là, le seigneur français insiste pour vous parler. C’est la quatrième fois qu’il vient. Je l’ai renvoyé ; il ne se lasse pas. C’est un homme persévérant.

— Que nous veut-il ?

— Souhaiter la bienvenue à ses compatriotes.

— Il est bien aimable.

— Tous les Français le sont, señor. »

On ne peut décemment refuser de recevoir un compatriote qui se présente si obstinément pour vous souhaiter la bienvenue.

« Qu’il entre donc. »

Nous voyons une sorte de Gascon moitié sacristain, moitié souteneur qui débute par nous dire qu’il est placier en vins et finalement se propose comme cicerone.

« Je connais tous les bons endroits de Tolède, nous dit-il en clignant de l’œil, vous savez, tous les bons endroits, les cafés et le reste.

— Merci, nous ne venons pas ici pour voir des cafés. »

Il ne se décourage pas et nous offre des cigarettes. Pour nous en débarrasser, nous l’engageons pour le lendemain et, afin d’être certains de ne plus le voir, nous lui payons sa journée d’avance.

En effet, nous ne le revîmes plus.

Un autre gré que je sais au señor Manuel Fernandez, c’est d’avoir mis à notre service une petite brunette à teint mat, pas plus haute que ça, et qui est bien la plus singulière petite créature que j’aie rencontrée dans les posadas, ventas, hospederias et paradors. Elle n’était pas enceinte comme celle de l’auberge de la route de los Passages, bien qu’elle eût au moins quinze ans, mais il était visible qu’elle ne tarderait pas, car elle avait la bosse de la maternité.

Tout d’abord, elle trompait fort son monde ; quoique assez mignonne et jolie, elle prenait un air si terriblement revêche, pincé et désagréable, avec sa petite face toute confite en vertu et la multitude de médailles pendues à son cou, que je l’avais surnommée la petite dévote de Compostelle. Dévote ? Fiez-vous à ces dévotes-là !

Je ne sais si elle allait souvent s’agenouiller devant le somptueux autel de la miraculeuse Vierge de Tolède, mais il est bien certain qu’elle lui préférait de beaucoup celui du dieu Pan, et sa dévotion y était ardente autant qu’infatigable.

Fort maussade, farouche et sévère au dîner, elle se dérida au souper et le lendemain matin était tout à fait apprivoisée et gentille.

Le seul désagrément attaché à cette jeune personne est qu’elle était habitée par des puces. Chaque fois qu’elle s’approchait de nous, il nous en arrivait deux ou trois en éclaireurs ; mais il faut leur rendre cette justice, aux premiers mouvements hostiles, elles regagnaient prestement le gros du bataillon.

Ces petites bêtes, paraît-il, ne se dépaysent pas facilement ; elles ont la nostalgie de la chair natale — je parle des puces de Tolède — comme les poux arabes, elles retournent vite à leur premier propriétaire.

C’est ce qu’elles durent faire à notre départ de la posada ; elles délogèrent de nos personnes pour reprendre leur ancienne demeure, qui, debout sur le seuil de la porte, nous disait : A dios ! a dios ! d’un air plein de dignité.

Et jusqu’au détour de la rue, nous aperçûmes la petite dévote de Compostelle nous faisant signe de la main droite, tandis que de la gauche elle se grattait avec nonchalance.

Le dernier souvenir vivant que j’emportais m’abandonna sur le pont de Tolède, juste au moment où je me croisais avec un paisible muletier qui rentrait en ville fredonnant quelque vieil air, un client sans nul doute de l’hôtel de Santa-Cristina, où il dut la réintégrer.

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