Sac au dos à travers l'Espagne
XII
HISTOIRE DE BRIGANDS
Enfin le souper est prêt ; souper d’anachorète. Une panade au lait de chèvre c’est là tout le menu. Avec de tels repas les mœurs doivent être pures. On songe aux pastorales genre Daphnis et Chloé. Mais quelle sale Chloé que cette vieille ! Au fait, la fraîche héroïne de Longus devint sans doute aussi une sorcière avec l’âge, et la maugrabine qui nous sert fut peut-être une beauté jadis. Belles dames, ce que c’est que de nous !
Je me faisais ces réflexions philosophiques en dégustant ma panade à la gamelle commune avec la cuillère qu’on avait, pour me la donner, arrachée de la bouche de l’affreux marmot qui réclamait son bien avec des cris de colère. Je n’engage pas les gens dégoûtés à s’arrêter à la venta du col de Piqueras. Il n’y passe d’ailleurs pas deux voyageurs par an. Aussi, hôte, hôtesse et jusqu’aux petites filles semblaient nous examiner d’un air goulu ; nous étions une de ces proies rares que le bon Dieu envoie deci, delà aux honnêtes hôteliers, et d’autant mieux qu’en fouillant ses poches mon compagnon de route avait commis l’imprudence d’en tirer deux ou trois pièces d’or.
Après la panade au lait suffisamment piquetée de belles mouches, pain et oignon, vin à discrétion. Cependant le sommeil nous gagne et nous nous demandons avec une certaine inquiétude dans quel coin d’étable on va dresser nos litières ; calomnie gratuite : on nous a préparé des lits. Par un escalier de bois auquel manque la moitié des marches et dont le reste crève sous le pied, l’aînée des petites filles nous guide à l’étage supérieur, munie d’une lampe, et nous conduit à nos chambres.
Nos chambres ! C’est la première fois depuis notre entrée en Espagne que nous avons chacun la nôtre et toutes deux éloignées l’une de l’autre, séparées par un long corridor. Voilà qui n’est pas de nature à nous inspirer confiance, d’autant qu’en montant l’escalier nous avons entendu des chuchotements suspects. Nous avons nos revolvers heureusement, décrochés bien ostensiblement, malgré l’observation de l’amo que nous pouvions aussi bien les laisser à leur clou.
La première chambre où s’arrête mon compagnon est une sorte de cellule qui n’a d’ouverture que la porte. Je m’empresse de la lui laisser, aimant les pièces où l’on peut respirer à l’aise. Je suis servi à souhait. J’entre dans une sorte de halle ouverte à tous vents et qui couvre une partie de l’étage inférieur.
La petite fille qui me précède avec sa lampe me prévient de faire attention où je pose le pied. Recommandation tardive, j’avais déjà failli disparaître deux ou trois fois dans des dessous inconnus. Le plancher, ou du moins ce qui jadis a été le plancher, n’existe plus qu’à l’état de carcasse et, d’entre les crevasses, montent d’asphyxiantes buées. Des grognements et des bêlements partant d’en bas expliquent le phénomène.
Au rebours du recoin, précédent orné d’une porte, mais privé de fenêtres, il y a ici quatre fenêtres et pas de porte, et les fenêtres ouvertes sur la montagne sont barrelées comme celles d’une prison.
Après des tours d’équilibriste sur des planches pourries posées comme des ponts sur des abîmes béants, j’atteins une sorte d’alcôve, où un lit est dressé au-dessous d’une image du grand saint Joseph qui, la main ouverte, vous invite à y dormir sous sa bonne et digne garde.
Comme le plancher, le lit vermoulu fait bascule. Il est, d’ailleurs, aussi sommaire que le dîner. Deux sacs de paille ; le plus petit posé en travers forme le traversin. Le tout recouvert d’un carré de laine et d’un drap dont la flamme insuffisante de la lampe ne me permet pas de vérifier la blancheur.
Je pris la lampe des mains de l’enfant, l’accrochai à la muraille à côté d’un bénitier et me préparais non à dire mes prières, comme vous pourriez le supposer, et comme semblait m’y engager le vénérable époux de la Vierge Marie, mais à me débarrasser de mes culottes, lorsque je m’aperçus que la petite fille, au lieu de se retirer discrètement, comme il sied à une personne de son âge, restait plantée devant moi et suivait tous mes mouvements avec ses grands yeux noirs chargés de curiosité.
« Tu peux t’en aller, lui criai-je en mon patois, je n’ai plus besoin de tes services. »
Mais elle ne bougea pas, paraissant s’être juré à elle-même d’assister au coucher d’un Français.
Rapidement débarrassé de mon veston, de mon gilet, de mes chaussures, de ma ceinture de laine, j’avais placé mon revolver sous mon traversin.
Il ne me restait donc plus que le vêtement que les Anglaises appellent l’inexpressible, mais que, n’étant pas Anglaise, la niña n’avait nulle raison pour ne pas exprimer, et qu’elle exprima d’ailleurs fort bien, voyant mon hésitation, en me demandant avec une sorte d’impatience si je couchais avec mes calzones.
Assez surpris de la question, je lui fis entendre que je n’avais pas l’habitude de retirer mes culottes devant d’aussi jeunes demoiselles, sur quoi elle s’avança vers mon lit et se saisit de la lampe.
Je crus un instant qu’elle allait l’éteindre afin de ménager ma pudeur, mais elle n’avait d’autre but que de l’emporter, ce qu’elle fit rapidement en me souhaitant une bonne nuit.
« Hé ! lui criai-je, où vas-tu ?
— Me coucher, répliqua-t-elle.
— Pourquoi emportes-tu ma lampe ?
— Parce que maman me l’a dit.
— Elle est bien aimable, ta maman, mais j’en ai besoin.
— Pour quoi faire ? demanda-t-elle.
— Tu es bien curieuse. Mais puisque tu es si curieuse, je vais l’être autant que toi. Indique-moi certain endroit indispensable, surtout après les repas de panade au lait.
— Là ! dit-elle.
— Où çà, là ?
— Eh bien là ! ici ! là ! où vous voudrez. »
Et elle me montra les crevasses du plancher.
Il était bien inutile de lui disputer la lampe. Je m’aperçus bientôt qu’elle n’avait que pour quelques minutes de vie, et, en effet, une dizaine à peine écoulée il ne resta qu’une mèche charbonneuse.
Une heure environ se passa.
Sur ce squelette de plancher, il était dangereux de s’aventurer sans lumière. J’avais bien un bout de bougie dans mon sac, mais ma boîte d’allumettes était restée entre les mains de notre hôte qui me l’avait demandée pour allumer une cigarette.
Je me décidai d’aller en emprunter à mon compagnon. M’assurant du terrain avec le pied avant de l’y poser, comme font les bons chevaux dans les mauvais chemins, je me guidai sans trop d’encombre jusqu’à son réduit.
Il ronflait déjà comme un juste, et tandis que je tâtonnais, cherchant ses allumettes, en évitant de troubler son somme, j’aperçus, par une large crevasse, un filet de lumière, en bas, et l’ombre projetée sur le mur d’un homme qui chargeait silencieusement son fusil. Puis l’ombre se doubla ; se tripla ; se quadrupla ; le rayon lumineux se déplaça, les marches de l’escalier craquèrent, et je distinguai l’horrible vieille, une lanterne à la main, précédant une troupe de brigands armés.
Les deux hommes, le fils, la mère. La bande au complet.
Je me remémorais en vain, pour me rassurer, l’aventure des faux brigands que raconte si plaisamment Courier, lorsqu’il voyageait en Calabre. La mienne s’offrait toute semblable. Rien n’y manquait : la nuit, l’endroit isolé, le désert environnant, l’aspect farouche de nos hôtes, leurs armes, la vieille scélérate, jusqu’aux deux énormes chiens qui, sans doute attachés en bas, près de la porte, coupaient toute retraite ; jusqu’à mon compagnon qui, rompu de fatigue, dormait comme un sourd.
Ils n’étaient pas une quinzaine, il est vrai, comme les charbonniers de Paul-Louis, et je n’avais pas entendu le mari dire à sa femme : « Faut-il les tuer tous deux ? » mais je voyais distinctement celui-ci lever et baisser le bras pour ordonner de marcher doucement, geste qu’il appuyait du mot « chuto ! chuto ! » prononcé à voix basse par deux fois.
Que diable venaient faire ces gens ? Évidemment ils ne venaient pas avec l’intention de nous inviter à une noce. Je pensais bien au jambon de l’histoire de l’illustre pamphlétaire tourangeau, mais il n’y avait pas de jambon appendu dans ces soupentes et d’ailleurs ce n’est nulle part la coutume de les décrocher à coups de fusil.
Il va sans dire que réflexions et réminiscences eurent la durée d’un éclair, car les brigands montaient toujours, avec le moins de bruit possible ; mais leurs pieds quoique chaussés d’espadrilles font craquer quand même les marches pourries.
Je songe que mon revolver est resté là-bas, sous mon traversin. Il faut y arriver sans encombre. Je secoue brusquement mon compagnon, qui répond par un gémissement et fait un demi-tour sur l’autre oreille. Au risque de me rompre le cou ou les jambes, ou de passer au travers du plancher, trébuchant, basculant et me heurtant, j’atteins ma couche.
La bande est sur mes talons : elle a dû entendre le bruit de ma course et n’ayant pas à s’inquiéter de mon compagnon qui ronfle, arrive à ma chambre presque en même temps que moi.
A la faible lueur de la lanterne, que porte la vieille gueuse, je vois les faces patibulaires. Je ne me suis pas trompé. Ils sont bien tous trois armés de fusils. Notre hôte, en éclaireur, se dirige vers l’alcôve.
« Chuto ! chuto ! dit la sorcière ; ne le réveillez pas.
— Pugnatera ! réplique le second brigand, il va bien se réveiller tout à l’heure ! »
Et tous d’ouvrir la bouche en un rire silencieux et diabolique.
« Mon affaire est faite ! pensais-je. Aussi quelle diable d’idée de passer dans ces gorges et de nous arrêter dans cet antre. Et cet animal qui ronfle là-bas !
— Gare au revolver ! murmura la vieille. La niña à vu l’homme le placer sous son traversin. Attention !
— Ah ! la petite gueuse, me dis-je, c’est donc cela qu’elle guettait ! » J’ai la main posée dessus, le doigt sur la détente et au même moment avec quelque étonnement on me voit debout, appuyé contre mon lit.
« Que quiere usted ? m’écriai-je d’une voix terrible.
— Chuto ! chuto ! réplique le premier brigand avec un grand geste. Pas de bruit. »
Je répète ma question.
« Rien, dit l’homme, nous ne voulons rien à vous. Je voulais seulement voir si vous dormiez. »
Ils se répandent dans la vaste pièce, occupant trois des fenêtres chacun avec son fusil, comme gens assiégés s’apprêtant à repousser une attaque.
« Qu’est-ce qu’il y a donc ? demandai-je à la vieille qui entrait dans l’alcôve avec sa lanterne pour la placer flamme au mur de façon que la lumière ne pût être aperçue du dehors.
— Ah ! les brigands, répondit-elle, j’espère qu’on va en tuer deux ou trois.
— Qui donc ? On attaque la venta ? »
Elle me prit la main, me guida jusqu’à la fenêtre restée vide.
« Vous allez les voir. Ils sont là, tenez, tenez… comptez… un, deux, trois, quatre. Je ne parle pas des capons embusqués, là-bas, dans les broussailles et qui attendent le signal des camarades pour se mettre en train. Ole ! ole ! »
Dans la belle nuit claire, je vis se glisser quatre formes allongées semblables à des silhouettes de gros épagneuls. Et presque au même instant, trois détonations retentirent, suivies de terribles hurlements auxquels répondirent les aboiements furieux des chiens enfermés dans l’étable.
« Bien ! s’exclama la vieille. Deux ! »
Deux loups en effet se débattaient, pattes en l’air, dans la poussière du chemin, tandis que mon compagnon, réveillé en sursaut par l’effroyable bruit, accourait en chemise, œil effaré et revolver au poing.
« Vaya ! vaya ! aségûrese ! dit en riant notre hôte. Là ! là ! tranquillisez-vous ! »
Puis se tournant vers moi : « Ça les dégoûtera pour quelques jours. »
Le lendemain, remis des émotions de la nuit, nous partons en même temps que les troupeaux, après un déjeuner de panetela restant du souper.
Nos hôtes qui, à la lumière fumeuse, nous ont paru avoir des mines de fieffés coquins semblent au contraire de fort honnêtes gens. Si la matrone, avec son œil crevé, n’est pas un échantillon séduisant du beau sexe des Castilles, elle a l’air moins revêche et moins sordide que la veille, et la vue de quelques pesetas glissées dans sa main adoucit la dureté de son unique prunelle.
Quant au maître de céans, il nous raconte que les loups lui ont encore dévoré un mouton le soir précédent, au moment où le troupeau rentrait, et étranglé deux chiens depuis le commencement de l’été.
Son acolyte, l’homme au fusil, qui n’est autre qu’un honnête cantonnier du voisinage, est venu à la rescousse dans sa haine des loups. Chaque année, il est obligé de quitter sa maison dès que tombent les neiges pour se réfugier à Pajarès, et elles commencent dès septembre pour ne cesser qu’en avril ou mai ; et chaque année il trouve sa porte enfoncée et sa maison envahie. Les loups entrent parfois, par bandes, dans le village de Pajarès, et poussent l’audace, comme on l’a vu, jusqu’à rôder près des étables, même dans les nuits d’été. « Que voulez-vous, dit philosophiquement notre hôte : Lo que ha de ser no puede faltar », variante du vieux proverbe fataliste arabe : « Ce qui est écrit est écrit. »
Et ainsi se termine mon histoire de brigands.