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Sac au dos à travers l'Espagne

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XXV
LE COIN DES FOLLES

« Comment cela est-il arrivé ? » demande un personnage de roman espagnol à quelqu’un qui vient de lui raconter le désastre et la ruine de toute une famille : « Le vin et les femmes, señor ; la cause de tous les malheurs. »

On ne pouvait pas dire du troupeau enjuponné, parqué dans la cour ouverte devant nous, que le vin et les femmes l’avaient poussé dans cet enclos de misère. Un certain nombre, les hommes peut-être ; en tous cas, pas la boisson. Les maisons de folles de la Grande-Bretagne renferment quatre-vingts pour cent de détraquées par l’alcool ; en Espagne, on en trouverait à peine une sur mille. Le mysticisme et toutes les formes du délire religieux, l’érotomanie, l’abandon d’un amant, et aussi, là comme partout, l’avidité d’héritiers et de collatéraux impatients, peuplent les hospices d’aliénés.

Beaucoup de vieilles, plus idiotes que folles, des filles mûres à l’aspect ascétique et terrible, une dizaine de très jeunes, deux ou trois très jolies.

Parmi celles-ci, je remarquai une étrange figure de gitana, aux cheveux noirs ébouriffés, crépus, coupés à la Ninon ; quinze ou seize ans au plus. Couchée sur le ventre, au soleil et nu-tête, malgré la chaleur, le menton appuyé sur les mains, elle regardait attentivement une fille d’à peu près son âge qui, à genoux, à quelques pas, marmottait des prières coupées de signes de croix, exécutés avec une rapidité risible, tandis que non loin d’elle, une autre jeune fille à mine vulgaire, se tâtait successivement et sans relâche les membres et toutes les parties du corps comme pour s’assurer que rien ne manquait.

Notre arrivée, ou plutôt les exclamations des folles arrachèrent la gitana à la contemplation de la dévote ; elle tourna vers nous son visage doré de lumière, ses grands yeux ardents et noirs, puis, se dressant d’un bond, accourut grossir le groupe qui déjà nous entourait.

Deux gardiennes laïques, redoutables matrones, se précipitèrent, lui barrant le passage.

« Niña, va-t’en, lui dirent-elles, il faut être sage, va-t’en.

— Je veux, moi ! riposta la jeune fille en se débattant.

— Tu n’approcheras pas, coquine. »

Elle cherchait vainement à se dégager des solides bras qui la retenaient, essayant de griffer et de mordre, et, dans son impuissance, se mit à pousser des cris aigus.

La religieuse avait prêté main-forte aux gardiennes, et les folles regardaient la scène, les unes avec indifférence, les autres en riant.

« La douche ! et au cabanon ! » cria, d’une galerie supérieure, la mère Gertrudis.

On l’entraîna et elle s’engouffra bientôt dans les ténèbres d’une cellule d’où, même à travers la porte close, perçaient ses cris et ses supplications de petite fille :

« Je serai sage, pardon, ma bonne sœur, je serai sage ! »

Nous étions assez émus de cette exécution subite, par notre présence occasionnée, car nous comprîmes, d’après les explications brèves et indignées de la religieuse, vertueuse sans doute par vice de nature ou manque d’occasion, que la pauvre enfant n’était que malade d’amour et que plus sûrement que toutes les douches, un vigoureux dragon eût suffi pour la calmer.

Nous quittâmes bien vite la cour, et à l’extrémité d’un long corridor la sœur nous arrêta devant une porte fortement verrouillée. Elle frappa quelques petits coups cabalistiques et une gardienne à l’air horriblement féroce ouvrit. Nous nous attendions au spectacle de quelque folle furieuse essayant de se briser le crâne aux murailles ou dansant dans l’état de nature une gigue du sabbat : nous nous trouvâmes, au contraire, en face d’une grosse dame fort tranquille, aux cheveux grisonnants, à la physionomie sympathique, résignée et douce. Assise dans un fauteuil, près d’une fenêtre barricadée d’une double rangée de grilles, elle semblait n’avoir d’autre occupation que de contempler la campagne ou, triste diversion, la vilaine figure de sa gardienne.

« C’est une señora, nous dit la religieuse, qui appartient à une des plus grandes familles de la Manche. Elle a quarante-neuf ans et est depuis trente-deux ans notre pensionnaire. Comme vous le voyez, on la traite avec égards. Sa famille paye pour qu’elle ait un appartement à part et toutes ses commodités. »

Et elle nous montra avec beaucoup de complaisance l’appartement de la señora qui se composait de la salle à manger, d’une chambre à coucher et d’un oratoire, le tout meublé à l’espagnole, c’est-à-dire de la façon la plus lacédémonienne.

« Vous le voyez, beaucoup voudraient être folles pour être aussi bien logées.

— Et en quoi consiste sa folie ?

— C’est difficile à dire : depuis des années, elle devient très calme ; mais autrefois elle avait des crises, hurlait jour et nuit, refusait de manger, voulait se détruire ; on lui a donné tant de douches, tant de douches, qu’elle a fini par devenir un peu plus raisonnable. Maintenant elle reste des semaines sans prononcer une parole. »

Un cas bien singulier pour une femme que celui de ne pas parler, et le sien m’intéressait vivement, d’autant qu’on m’expliqua qu’un frère aîné l’avait fait enfermer parce qu’en dépit de ses remontrances elle s’était enfuie avec un jeune caballero sans nom et sans fortune, dont elle était éperdument éprise.

« Mais la pauvre fille n’était pas folle ?

— Cela dépend du point de vue où l’on se place, répondit la sœur, l’amour entraîne à toutes les extravagances. D’ailleurs, ajouta-t-elle, si elle n’avait pas été folle, on ne l’eût pas reçue ici. »

Devant cette raison concluante, nous ne pouvions que nous taire, et la pauvre femme demeurait impassible.

Ses regards ne se tournaient même pas vers nous. Elle avait l’aspect résigné des victimes qui savent qu’il n’y a plus d’espoir. Combien de fois depuis trente-deux ans, combien de fois alors qu’elle était encore belle jeune fille, et depuis, femme mûre, le grincement des verrous de sa porte a dû la faire tressaillir ! Était-ce la délivrance ?

Fouillez les hospices d’aliénés, vous y trouverez, soyez-en sûrs, avec des variantes, l’histoire de la folle de Tolède. Car si, comme le dit le romancier espagnol, le vin et les femmes occasionnent toutes les folies, elles sont encore en moins grand nombre que les crimes patronisés par la société.

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