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Sac au dos à travers l'Espagne

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XXX
DE BAYLEN A CORDOUE

Baylen, nom de sinistre mémoire. Nous y entrâmes un soir à la suite d’une compagnie de muletiers chantant par les rues raboteuses. La ville n’offre aucun intérêt, et le souvenir de la capitulation de Dupont semble la rendre plus maussade.

Une fontaine commémorative de notre désastre est dressée sur la place principale, surmontée de la statue de l’Indépendance. On l’appelle la place de la Vierge ; une vierge souvent violée. Une autre petite place plantée d’orangers d’un aspect riant, quelques vieilles maisons écussonnées au milieu de masures, une église où flamboie le gothique fleuri et où toutes les statues sont habillées ou peintes, c’est tout ce qu’il y a d’intéressant à Baylen.

A propos de Dupont, on raconte un mot de son vainqueur Castaños.

Officier de salon, il avait gagné ses grades dans les antichambres royales. La chaleur, les bagages dont on s’était encombré, la suffisance du commandant en chef et, il faut bien l’avouer aussi, l’indiscipline des troupes qui se livraient au pillage gagnèrent pour Castaños la victoire. Il eut le bon sens et la modestie de convenir qu’il n’était pour rien dans ce succès inespéré, tandis que Dupont eut le mauvais goût de faire ce que firent nos généraux de 1870, de rejeter la faute sur tous.

Aussi, lorsqu’il présenta son épée à l’Espagnol en disant :

« Vous pouvez être fier de votre journée, général. Jusqu’ici je n’avais jamais perdu de bataille. J’ai été à plus de vingt, je les ai gagnées toutes.

— C’est d’autant plus extraordinaire, en effet, répliqua Castaños, que moi, je n’ai assisté à aucune bataille dans ma vie. »

Pas plus que Baylen, Andujar, la prochaine étape, n’offre d’intérêt.

Elle est d’un aspect triste et la fièvre y règne une partie de l’année.

Il s’y rattache encore un souvenir de notre histoire. Là, le duc d’Angoulême, pendant que Ferdinand VII était prisonnier des Cortès à Séville, signa l’ordonnance de 1823 qui mit fin aux atroces violences du parti royaliste.

On traverse, au sortir d’Andujar, une des plus riches campagnes de l’Andalousie, par de véritables forêts d’oliviers, de mûriers, d’arbres fruitiers de toutes sortes et de longues étendues de vignes.

Après avoir passé Montoro, on aperçoit, sur la gauche du Guadalquivir, dominant une bourgade, les ruines imposantes des sept tours vieilles de mille ans du château des rois de Cordoue.

Enfin, un dimanche matin, aux sons joyeux des cloches, nous entrons dans la capitale d’Abderahman, le lieu de naissance de Sénèque et le soi-disant de Gonzalve, le grand capitaine, appelé de Cordoue parce qu’il est né à Montilla.

Au temps des Maures, Cordoue comptait 200 000 maisons, 80 palais, 700 mosquées ayant chacune son minaret, 900 bains, — ce qui prouve que la propreté était plus en honneur chez les Arabes que chez les Espagnols, car j’eus certaine difficulté à en trouver un — des marchés, bazars, ateliers sans nombre et 12 000 villages comme faubourg. Là se trouvait le sérail d’Abderahman III avec ses 6300 hôtes, femmes, maîtresses, esclaves, eunuques.

Alors que l’Europe restait plongée dans la barbarie, Cordoue se faisait l’asile des sciences et des arts, et ses écoles de médecine, d’anatomie, de géométrie, de chimie, de musique étaient fameuses. La bibliothèque royale contenait plus de 500 000 manuscrits. Aujourd’hui, la ville est morte, silencieuse, la campagne déserte, l’herbe pousse dans les rues, les palais sont en ruines ; les arcades aériennes, les galeries à ogives s’effondrent ; les vieilles basiliques mauresques mutilées par le replâtrage catholique sont même vides de chrétiens. Il arrive un moment, dans la richesse des villes comme des nations, où il n’y a plus au delà que la décadence.

Le soir seulement Cordoue reprend un peu de vie. Ses rues désertes s’animent. Les matrones sortent pour les achats, les jeunes gens pour les rendez-vous, et les señoritas se cachent derrière le rideau de leur fenêtre pour les voir passer. Partout encore des grilles. Il faut que les Espagnoles soient bien enragées d’amour pour obliger pères et époux à pareille débauche de ferronnerie.

Mais l’église est là pour mitiger l’effet de ces précautions jalouses. Le bel oiseau, en cage dans la maison paternelle, déploie ses petites ailes dans la maison de Dieu. Comme au temps de Rosine, elle sert de rendez-vous. On y attend son amant en brûlant un cierge à la Vierge, et sous prétexte de réciter les cent cinquante Ave du rosaire, on murmure les doux propos d’amour. Le lieu sanctifie la chose. Le clergé ferme les yeux ; il y trouve son compte, paraît-il.

Les rues de Cordoue sont comme celles de Tolède, tortueuses et étroites. La grande préoccupation des méridionaux est de se garantir du soleil, et leurs maisons sont disposées de telle sorte qu’il ne puisse y pénétrer un rayon. Rien de mieux ; mais au dehors ils se couvrent de parasols et d’éventails comme s’ils craignaient de s’abîmer le teint. On entend les messieurs se plaindre comme s’ils tombaient de Sibérie :

« Oh ! que calor ! que calor ! »

De vigoureux gaillards barbus, à mine de condottiere, poussent des gémissements de petites-maîtresses pâmées.

Par le fait, j’ai remarqué qu’il n’y a guère que les gens du Nord qui sachent supporter le soleil ; je mets les Arabes à part, race dure à toutes les fatigues.

Si les rues sont étroites, elles sont en revanche hérissées de cailloux dont la pointe est tournée en haut pour la joie des cordonniers et des pédicures. Le pavage remonte, dit-on, à Abderahman III, c’est-à-dire au milieu du neuvième siècle. Je n’ai pas de peine à le croire, et je doute que s’il n’y en avait pas eu, les Espagnols l’eussent inventé. Ils se sont contentés de le laisser tel quel, se bornant aux plus urgentes réparations. Celui de Paris est plus récent de trois siècles, a du moins progressé.

Connais-tu le pays où fleurit l’oranger ?

chante Mignon. Oui, je le connais, mais ce n’est pas à Cordoue qu’il faut respirer ses parfums.

Paris, l’été, a bien mauvaise bouche, mais la brise qui souffle pendant certaines soirées tout imprégnée des miasmes des dépotoirs semble essence de rose à côté de l’haleine de Cordoue.

Je me souviens d’une vespasienne placée sur le cours du Grand Capitaine, à l’endroit fashionable de la ville, là où les Cordovanes viennent prendre le frais du soir et entendre la musique militaire sous les allées d’orangers, qui coupait la respiration à quinze pas et se faisait sentir à plus de cinquante.

Je ne sais si, comme MM. les chimistes le prétendent, ce vent est excellent pour l’hygiène ; il est en tous cas bien mauvais pour le nez.

D’ailleurs, pas plus que nombre de Parisiens, les Cordovans ne paraissent doués de nerfs olfactifs fort sensibles. Un luxueux café étale ses tables encombrées de clients dans ce vilain voisinage et chacun consomme, rit, badine et jaspine à côté de cette puanteur. Des cavaliers s’arrêtent, des señoras causent longuement de leurs petites affaires, sans paraître le moins du monde incommodés. J’ai vu des amants s’enlacer amoureusement au-dessus d’un égout.

Sur ce cours du Grand Capitaine, on assiste dans les soirées douces et lumineuses à un défilé de brillantes étoiles. Ce sont les beaux yeux des Cordovanes qui étincellent dans la nuit. Malheureusement, ici comme ailleurs, la gracieuse mantille disparaît. Les señoras qui n’ont pas encore adopté la mode de Paris en affublent leurs fillettes, et rien de plus drôlet que ces petites Andalouses se promenant gravement près de leur mère, toutes fières d’être enlaidies par ce laborieux échafaudage de carton sur leur tête, tandis qu’il serait si simple de rester gracieuses et jolies.

Des files de voitures font le tour de la promenade, au pas, tristement, comme à la corvée obligatoire des funérailles. C’est la grande fashion, la marque aristocratique par excellence. Je ne sais si ces gens s’amusent beaucoup à cet exercice, mais ils n’en ont pas l’air ; c’est s’amuser à l’anglaise.

Montés sur de superbes andalous, les jeunes gens de la ville, les rares qui osent porter encore le costume national, parcourent aussi au pas les côtes de la promenade. Il est remarquable comme ces montures ressemblent à celles que peignaient les vieux maîtres flamands : tête fine et busquée, élégante encolure, largeur de croupe terminée par une queue longue et touffue battant le jarret nerveux.

Les Espagnols qui ont abîmé et mutilé tant de belles choses, ont eu le bon esprit de ne pas enlaidir leurs chevaux ; ils leur laissent comme les Arabes leur queue et leur longue crinière, utile parure dont les privent si sottement nos sportsmen anglomanes ; aussi le cheval espagnol, vigoureux et élégant, ne ressemble en rien à ces squelettes recouverts de tendons, longue échine supportée par des échasses, fabrication de nos voisins d’outre-Manche qui, sous prétexte de perfectionnement, déforment tout, depuis le cochon jusqu’aux caractères.

Au grand Abderahman Cordoue doit sa mosquée, chef-d’œuvre sans pareil, que la lourde stupidité d’une bande de prêtres mutila. Au milieu de ce monument, qui suffirait à la gloire d’un règne, les catholiques ont élevé leur cathédrale, trouant l’harmonie et la pureté des lignes des magnificences orientales par une excroissance de barbarie gothique ; « vraie verrue architecturale », comme dit Théophile Gautier, qu’on pourrait admirer ailleurs, comme spécimen le plus complet du style plateresque, mais qui détonne étrangement dans la grande majesté primitive.

Il faut le dire à l’honneur de la municipalité de Cordoue, ce ne fut pas sans ses véhémentes protestations que s’accomplit cet acte de vandalisme. Elle en appela à Charles-Quint et, en attendant la décision souveraine, menaça de mort tout ouvrier qui prendrait part à la démolition.

Le conseil du roi donna tort à l’ayuntamiento ; le chapitre triomphant se mit immédiatement à l’œuvre. Quand, trois ans après, le roi vint à Cordoue, il fut vivement contrarié et témoigna son mécontentement aux chanoines. Il était trop tard ; le flamboyant champignon catholique avait déjà crevé les voûtes et renversé soixante-trois colonnes de porphyre et de jaspe.

Charles-Quint, du reste, traita l’Alhambra de Grenade de même façon que les chanoines la mosquée de Cordoue. Se trouvant trop à l’étroit dans le palais des rois maures, il en fit démolir une partie pour construire à la place et avec l’argent extorqué aux Arabes de la ville un palais renaissance. Vaine dépense, et stérile extorsion. Le palais ne fut jamais achevé et ses murs sans toiture font une grande tache sombre dans les splendeurs de l’Alhambra.

Errant dans la forêt de colonnes de la vieille mosquée d’Abderahman, il me semblait voir surgir dans de longues allées solitaires les fantômes du passé. Les majestueux Maures traversent silencieusement les nefs et vont s’agenouiller devant le Mihrab, le saint des saints, chapelle sacrée, rêve d’Orient. Tout à coup, dans les profondeurs mystérieuses, éclate le bruyant orchestre de la musique catholique. Les notes de l’orgue déchirent le religieux silence. Là, dans le temple chrétien auquel le temple musulman forme en quelque sorte un vestibule circulaire, se célébrait en grande pompe je ne sais quelle cérémonie.

Dans les opulentes stalles du chœur, derrière les flamboiements du maître autel et les ferronneries dorées, au milieu des fleurs, des cierges, des statues, des nuages d’encens, une troupe de prêtres à l’air ennuyé entonnaient leurs tintamarresques prières. Mais ils jouissaient seuls de leur propre bruit, de leur pompe, de la splendeur ambiante. Pas un fidèle ne faisait chorus ; pas de jolie dévote accroupie sur les dalles jouant de la prunelle et de l’éventail, pas une manola ne caressait les beaux et gros chanoines du rayon de ses yeux veloutés.

En vain les éclats retentissaient dans la cathédrale, appels désespérés à la foi fuyante, en vain l’orgue lançait ses notes les plus saintement endiablées. Rien ne venait. Les acteurs en furent pour leur parade, la salle resta vide. Un vieux mendiant lépreux au profil sémitique qui dévorait une tranche de chorizo à côté d’un pilier fut avec mon compagnon et moi le seul spectateur de la représentation. Et je pensais aux malédictions qui semblent parfois peser sur les races comme sur les familles, inconscientes cependant des crimes ou de l’imbécillité des ancêtres, et je me dis : C’est le châtiment.

Les autres mosquées, que sont-elles devenues ? Un tremblement de terre les a, paraît-il, détruites en 1589. A chaque pas dans les ruelles on aperçoit sous d’épaisses couches de plâtre de délicates sculptures, les fines lignes de l’ogive musulmane, seul vestige d’un ancien lieu de prières devenu hangar, grange, magasin ou écurie.

Comme pour Tolède, la description de Cordoue demanderait vingt chapitres ; mais ces descriptions ont été faites cent fois, et après celles de Théophile Gautier rien ne peut plus être dit. Aussi ne sont-ce que des impressions que j’essaye de rendre.

Moyennant un laissez-passer métallique, une vieille maugrabine nous fit les honneurs des jardins de l’Alcazar,

Délices des rois maures.

Amas d’orangers, de citronniers, de grenadiers, de buissons de fleurs, coupés par de petits chemins couverts de treilles, le tout arrosé et rafraîchi par une canalisation savante et cette recherche constante de l’ombre particulière aux jardins du Midi. Les bocages mystérieux, les parfums capiteux des fleurs, la tiède atmosphère vous pénètrent d’une langueur étrange, et l’on sent combien, sous ces berceaux enchantés, les voluptueux rois maures devaient aimer à s’y décharger avec l’esclave favorite des soucis du pouvoir. Cependant l’exiguïté relative de ces jardins contraste trop avec la magnificence orientale pour que je ne soupçonne pas les Espagnols d’en avoir mutilé la plus grande partie.

Quant aux Alcazars, le vieux et le neuf, viejo et nuevo, le premier n’offre de remarquable que les souvenirs qui s’y rattachent, et le second sert de prison.

C’est non loin de là qu’Abderahman fit élever à la plus aimée de ses maîtresses, la belle Zohrah, un palais qui n’a d’égal que dans les contes des Mille et une Nuits. Quarante colonnes de granit, douze cents de marbre rare soutenaient et décoraient l’édifice. Les murs des appartements étaient couverts de plaques d’or ouvragé ; ceux du boudoir où l’odalisque attendait son seigneur également couverts d’or incrusté d’arabesques en pierres précieuses ; des animaux fantastiques en or massif versaient jour et nuit, dans des bassins d’albâtre, des flots d’eau parfumée, où de jeunes esclaves chrétiennes, aussi belles que nues, venaient aider aux ablutions du maître.

Cet Abderahman semblait s’entendre assez à mener joyeusement la vie. Cependant, après son long et glorieux règne, on lut sur la feuille de parchemin où il traça ses volontés dernières :

« J’ai régné cinquante années, j’ai épuisé toutes les joies. Au sein de la puissance, entouré de gloire et de voluptés, je n’ai compté que quatorze jours de bonheur. »

Quatorze jours ! La belle Zohrah devait être bien inhabile !

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