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Sac au dos à travers l'Espagne

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II
LES PASSAGES

Des ruines partout. La Biscaye en est jonchée. La guerre civile y fit rage, plus meurtrière que la guerre étrangère. Depuis cent ans, elle ronge le pays comme une fièvre périodique. A tout détour de route se dresse un pan de mur déchiqueté par la mitraille, une chapelle éventrée, une maison trouée par les boulets et que la détresse ou la mort du maître, la misère des héritiers ont abandonnée aux broussailles envahissantes, aux nids de corneilles et de vipères, aux terriers de renards. Le sol que l’on foule s’arrosa du sang des combats épiques. La poussière qui vole et que le vent de la montagne souffle aux yeux et dans la gorge fut jadis une boue rouge. Carlistes, christiniens, républicains se sont égorgés en rivalisant de bravoure. Fermes, auberges, églises, hameaux, bourgades ont été des forteresses. Misères trop visibles ! L’ouragan destructeur de la folie homicide s’est rué dans ces coins de paradis.

Mais ce ne sont pas que les bâtisses de pierre jetées bas par le boulet qui donnent à l’Espagne son aspect de dénûment ; c’est la nation entière qui s’est couchée sur la terre et semble frappée de mort. Les ruines matérielles se réédifient, les ruines morales restent. Torpeur, incurie, ignorance, blessures mortelles que l’Espagne porte aux flancs.

Elle s’est cependant débarrassée de ses moines qui dévoraient son sol, stérilisaient son cerveau, mais les dix mille monastères abandonnés n’ont fait qu’augmenter le nombre de ses décombres, et les fertiles domaines des abbayes sont restés en friche. Les bâtiments déserts eussent pu servir à des hôpitaux, à des écoles ; l’idée n’en est pas venue. Tout s’émiette, tout s’écroule, tout s’efface de ces richesses du passé dont ne songe pas à profiter le présent[1].

[1] Sous Philippe II, on comptait 11 400 abbayes d’hommes et de femmes réparties dans les 680 évêchés d’alors et sous la juridiction de 48 archevêques. Ces abbayes contenaient une armée de 400 000 moines ou nonnes. Il y avait, de plus, 32 000 prêtres séculiers. A la fin du dernier siècle, il ne restait que 71 000 moines et 35 000 nonnes, mais le nombre des prêtres séculiers montait à 144 000 ; il est encore de 50 000 aujourd’hui. A l’expulsion des moines en 1835, leur nombre était de 50 000.

Il n’y a plus maintenant que 54 évêques et 8 archevêchés : Tolède, siège primatial ; Burgos, Grenade, Santiago, Saragosse, Séville, Taragone, Valence, Valladolid.

Nous voici à los Passages, bourgade de pêcheurs pittoresquement assise des deux côtés de l’étroit goulet de la baie, vrai décor d’opéra. C’était aux derniers siècles un des ports les plus sûrs de la côte de Biscaye. La Fayette s’y embarqua pour la guerre d’Amérique sur une frégate équipée à ses frais.

Le Passage maintenant n’est plus qu’un refuge pour des barques de pêche, une promenade en canot pour les touristes de Saint-Sébastien que de brunes batelières à la langue libre et au geste déluré se disputent à grand bruit.

L’insouciance, l’oisiveté, la misère ont laissé combler ce merveilleux havre par les atterrissements de tous les ruisseaux d’alentour.

Les Passages ! doux souvenir cher à mon ventre, c’est là que nous fîmes notre premier repas arrosé de bon vin et égayé par les beaux yeux d’une fille des Espagnes.

La posada était de très médiocre apparence, et nous hésitions à entrer lorsqu’une jolie fille nous sourit de la porte. C’était la meilleure de toutes les enseignes. Nous voilà installés dans un comedor d’aspect décent et plongé dans une demi-obscurité nécessaire pour arrêter la tumultueuse invasion des mouches. Nous demandons une friture et, tandis que nous attendons, trois hommes en tenue de maçon, et à mine de prince, entrent après avoir salué d’un buenos dias plein de dignité et s’assoient à la table voisine. Coiffés de bérets bleus, ils ont les pieds nus dans leurs alpargatas blancs.

Est-ce le sang maure qui leur donne ce grand air, cette aisance de manières ? Io no sé ; mais j’ai rarement vu convives se conduire plus correctement que ces maçons du Guipuzcoa. Nous entrâmes en conversation en échangeant des cigarettes ; deux d’entre eux ont guerroyé dans les bandes carlistes et sont prêts à recommencer. Ils n’ont rien gagné pourtant, si ce n’est l’un une balle, l’autre de voir sa bicoque brûlée. Le troisième, qui parle un peu français, et a travaillé quelques mois à Bayonne, s’avoue républicain. Il est des Asturies et hausse légèrement les épaules quand pérorent ses camarades les Basques. Tous trois gentilshommes, d’ailleurs, ils tiennent en profond mépris Andalous et Castillans. « Nous avons du sang bleu dans les veines, disent-ils, et nous sommes, quoique maçons, aussi nobles que le roi. » Tous ces gens du Guipuzcoa, des Asturies, de la Biscaye, se disent nobles ; allez donc parler d’égalité sociale dans un pays où trois millions de paysans et d’ouvriers se vantent d’avoir du « sang bleu ! »

Pendant que les maçons disputent en gentilshommes sur les mérites respectifs de leur race, on apporte le potage. Nous avons demandé du poisson frit, on nous sert un repas complet. Rien n’y manque, pas même le café ni le petit verre. Je le regrettais pour la couleur locale, mais la Martinière me consola en me promettant dans la Sierra Morena et les villages de la Manche des ventas où, sous le rapport du manque de confort, nous n’aurions rien à désirer.

Qui donc a dit qu’on mangeait mal en Espagne ? Quelque boulevardier sybarite ! En tous cas, je ne me souviens pas d’avoir jamais fait dîner plus exquis. Peut-être la marche, le grand air et surtout les beaux yeux de la chusca y furent-ils pour quelque chose, car je dois le confesser, au risque de déplaire à messieurs les garçons d’hôtel, j’ai l’horreur du service mâle ; un simple morceau de fromage servi par un frais minois m’est plus agréable que le plus savant des plats présenté par un solennel laquais.

Ce n’est pas un morceau de fromage que nous donne la jolie servante, mais un repas copieux et de haut goût : panade à l’ail et à l’huile, lard aux choux et aux pois chiches, galettes au poisson, et comme pièce de résistance, un de ces ragoûts extraordinaires qui font époque dans la vie d’un voyageur : un mélange de bœuf et de saucisses, de chèvre et de tomates, de carottes, de riz et de piments, le tout entremêlé profusément d’oignon et d’ail, et saupoudré de poivre rouge. Combinaisons culinaires à faire sauter d’horreur toutes les cuisinières bourgeoises, mais dont je me délectai souvent par la suite en pensée, car nous ne trouvâmes plus rien de pareil.

Aussi, dans notre enthousiasme et égayés par le gros vin des Castilles, servi à pleins pots comme de l’eau de fontaine, nous voulûmes régaler d’un flacon de cognac les trois maçons gentilshommes qui déclinèrent poliment cette offre. Nous avions oublié que les Espagnols sont les plus sobres des hommes et, en effet, pendant tout notre voyage, nous ne rencontrâmes en état d’ivresse ni un paysan, ni un soldat, ni un ouvrier.

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