Sac au dos à travers l'Espagne
XL
SÉVILLE
Séville, perle de l’Andalousie, patrie de don Juan, cité légendaire des Inès, des Rosines, des Elvires, et de l’immortel barbier ; Séville avec ses maisons peintes, ses balcons vitrés en saillie, surplombant les uns sur les autres, ses rues étroites tendues de velum, ses places plantées d’orangers et de palmiers, ses innombrables carrefours, ses délicieux patios séparés de la chaussée par un vestibule dallé de marbre et des grilles artistiquement forgées en fleurs, en chiffres, en devises, ses soixante-dix couvents encore debout, est une des rares grandes villes d’Espagne qui ait conservé le cachet espagnol.
« Qui n’a pas vu Séville n’a pas vu de merveille, » dit le proverbe andalou. Je dois avouer cependant qu’avant d’entrer à Séville, j’avais vu d’autres merveilles qu’elle fut loin de me faire effacer. Je pense que son animation et sa gaieté, qui contrastent avec la tristesse et la somnolence des autres villes, ont contribué à sa réputation.
Bruyante de jour, elle devient, la nuit, tintamarresque. Ce ne sont que chants, airs de danse, coups de piston et peteneras. « Quien canta su mal espanta. Celui qui chante effraye le malheur. » Et chacun s’en donne à cœur joie.
Le plus agaçant, c’est que l’abominable piano joue le rôle principal dans cet orchestre endiablé, et se fait entendre à chaque coin, jusqu’au fond des cafés qui ne ferment que fort avant dans la nuit. Le piano a tué la guitare comme le chapeau la mantille. On fabrique encore, il est vrai des guitares un peu partout, et l’on en trouve des magasins fort bien assortis, mais ce sont les étrangers qui s’en approvisionnent.
Lorsque le tintamarre commence à s’éteindre, que vous vous préparez à fermer l’œil, accourent des légions de moustiques. Je n’en ai été harcelé nulle part par de telles quantités, si ce n’est à Monaco. Cette plaie volante et presque invisible vous dévore, pénètre à travers les moustiquaires et perce les draps. Au cas où vous êtes parvenu à vous préserver des piqûres de l’infernal insecte et que vous commencez à sommeiller, voici les crieurs de nuit qui, lanterne sur le ventre et pique à la main, vous réveillent de leur lamentable : Ave Maria carissima, pour vous annoncer que le temps est serein. Comme ils ont chacun leur quartier, ils repassent plusieurs fois dans la même rue en chantant leur antienne, sans doute pour faire preuve de zèle et de crainte qu’on ne les ait pas entendus. Bientôt arrivent les ânes et les mulets des maraîchers secouant d’énormes grelots, des clochettes qui sont des cloches, puis les bousculades, les charges qui s’écroulent, les vociférations, les interpellations, les disputes, et cela sans interruption jusqu’à cinq heures du matin. Alors les boutiques s’ouvrent et la ville est debout, car c’est de très grand matin ou très tard que se font les affaires.
La calle de las Sierpes est la rue la plus gaie, la plus mouvementée, la plus pittoresque de Séville. C’est à la fois le Strand de Londres, le bazar du Caire, la Puerta del Sol de Madrid, le boulevard ; mais un boulevard de quelques pieds de largeur interdit aux voitures, et aussi, volupté inestimable pour les Espagnols, interdit au soleil. Des tenditos multicolores jetés d’une maison à l’autre couvrent entièrement la longue et tortueuse artère et ne contribuent pas peu à lui donner le plus curieux aspect.
Dans la calle de las Sierpes se trouvent les boutiques élégantes, les théâtres, les cafés somptueux. J’eus le plaisir d’y voir l’industrie et l’art français représentés autrement que par ces bibelots de pacotille, d’un abominable clinquant et outrageusement bourgeois connus sous le nom d’articles de Paris. La principale maison de vues photographiques et tout ce qui concerne la partie est tenue par un compatriote, un de ces Français que Dumas appelait plaisamment des exilés de l’industrie et du commerce. Cet exilé, d’ailleurs, se porte à merveille, et joint la belle humeur sévillanne à l’entregent parisien.
Pour faire œuvre de patriotisme, nous lui achetâmes quelques vues de Séville qu’en qualité de compatriote il nous compta au-dessus du prix.
Chez le Barbedienne de l’endroit je reconnus de ravissantes statuettes de Laure Martin-Coutan, tandis qu’aux vitrines de l’unique libraire, au milieu des traductions des œuvres de Zola, s’étalait, dans le texte original, ouvert sur une très croustillante eau-forte de Julian, l’Ompdrailles de Léon Cladel.
Généralement, la librairie espagnole est pauvre. On lit peu tras los montes et, comme le constate dans un livre récemment paru, un écrivain espagnol, V. Almirall[15], « la librairie de fonds est dans un état rudimentaire. On ne publie guère que des éditions de luxe, imprimées avec des clichés usés, qu’on relie fastueusement pour l’ornement des bibliothèques, et que l’on se garde bien de feuilleter. La lecture se borne à des romans frivoles ou à des insanités pornographiques. » La pornographie écrite et imagée s’étale avec une aimable liberté d’allure. Boîtes d’allumettes, papier à cigarettes, petits cahiers illustrés sont offerts par des garçonnets et des fillettes, en pleine rue, aux portes des théâtres, dans les cafés. Quelques-unes de ces priapées sont dessinées très habilement et laissent bien loin les légendaires jeux de cartes de Kehl qui font la joie des collégiens. C’est là toute une belle branche de commerce qui est fort prospère.
[15] L’Espagne telle qu’elle est. Albert Savine.
On voit aussi plusieurs brasseries à l’instar des nôtres. Sous le nom de cerveza, on y débite, affirme-t-on, la cervoise du cru. Beaucoup s’imaginent bien à tort que la bière est peu connue en Espagne. Elle y est d’un usage aussi ancien qu’en France. Dans son très intéressant et instructif livre : la Bière française, Robert Charlie cite à ce sujet l’historien de la guerre de Numance. « Polybe, qui accompagna les Scipions dans leurs guerres d’Espagne, raconte que le vin d’orge est la boisson générale du peuple, qu’il en a de plusieurs espèces et de différentes qualités et que la meilleure est servie aux rois d’Ibérie dans des coupes d’or. »
Ce ne fut pas à coup sûr de cette dernière que le garçon me versa, car je la trouvai assez détestable. Si elle était vraiment indigène, je l’ignore, mais j’en doute, car il n’est plus guère de cerveza andalouse. Le phylloxera allemand s’est introduit aussi bien dans les orges et les houblons espagnols que dans les vignes, et a tué l’industrie des brasseurs.
La calle de las Sierpes conduit à la cathédrale, par la curieuse place de San-Francisco, aussi pittoresque en son genre que celle de l’Hôtel-de-Ville, de Bruxelles.
A l’extrémité d’une rue étroite, se dresse la fameuse Giralda, qui domine la masse énorme de la cathédrale et de l’Alcazar. Elle servait primitivement d’observatoire aux Arabes et, bien que vieille de près de neuf siècles, ses murs de brique semblent élevés d’hier. On sait que cette tour est surmontée d’une statue colossale en bronze, la Foi portant le labarum, pesant environ 1500 kilogrammes, qui tourne sur elle-même au moindre vent. De là le nom de Giralda (girouette). La cathédrale est de quatre cents ans plus jeune.
Un jour, le chapitre de Séville n’ayant probablement rien à faire, ce qui devait lui arriver assez souvent, décida l’édification d’une cathédrale sur l’emplacement de l’ancienne mosquée :
« Bâtissons, dirent les chanoines, un monument qui fera croire à la postérité que nous étions fous. »
On se mit à l’œuvre. Ce n’étaient pas les fonds qui manquaient. L’opulent clergé pouvait se payer ce luxe… avec l’argent des fidèles. Mais plusieurs générations de chanoines passèrent avant que les travaux fussent achevés. Ils durèrent cent dix-huit ans, de 1401 à 1519, et devant cette œuvre merveilleuse, extraordinaire, inouïe, la postérité est restée et restera frappée d’admiration et d’étonnement. L’intérieur est partagé en cinq nefs. « Notre-Dame de Paris, a écrit Théophile Gautier, se promènerait la tête haute dans la nef du milieu qui est d’une élévation épouvantable. »
Il faut en rabattre un peu et même beaucoup, et ne pas craindre de tailler dans les brillantes broderies et les fantastiques arabesques des enthousiasmes du poète, pour ramener les choses à des proportions plus exactes. Elle n’en reste pas moins la plus grande et la plus belle basilique d’Espagne, mais sa beauté est surtout intérieure, car malgré ses dimensions colossales, elle est loin d’offrir l’aspect imposant et majestueux de Notre-Dame de Paris.
Pour donner une idée de la hauteur de la nef principale, il suffit de dire que le cierge pascal pèse plus de 1000 kilogrammes. L’éclairage coûtait annuellement 20 000 livres de cire et 20 000 livres d’huile. Je crois ce beau zèle d’illumination un peu refroidi.
La quantité de vin consommé pour le saint sacrifice allait de pair avec ces dépenses. Dix-huit mille sept cent cinquante litres s’engloutissaient chaque année dans les sacrées burettes. Il faut dire aussi qu’il fait soif à Séville et que là comme ailleurs les sacristains sont altérés. Cependant, quand on songe qu’il y a quatre-vingts chapelles et autels à six messes en moyenne par jour, ce qui fait 482 messes quotidiennes, on s’explique cet engloutissement.
La richesse y ruisselle inouïe, le luxe écrasant, l’art multiple et merveilleux. Murillo, Campana, les Herreras, Valdès Leal, Vargas, Francisco Zurbaran, Juan de las Roclas, Alonso Cano, tous les maîtres y ont leurs meilleures toiles. Comme partout, le grotesque grimace à côté du sublime. Des ex-voto ridicules, cœurs, béquilles, membres et magots de cire sont appendus aux murs. Çà et là en certains coins de chapelle, de longues tresses de cheveux noirs, douloureux holocauste, rappellent la vitrine de quelque malpropre perruquier. Des tuyaux d’orgue immenses, bizarres, sont placés horizontalement, ainsi qu’une mitrailleuse géante braquée sur le chœur.
J’ai trouvé en maints endroits l’image de deux très appétissantes créatures qui émergent tout exprès d’un nuage pour soutenir l’antique tour. Il ne faudrait pas en sourire devant un troupeau de dévotes ; on risquerait fort de se faire écharper ; ces aimables brunes ne sont rien moins que les patronnes de Séville, Justa et Rosina, qui, filles d’un simple potier de Triana, ont été, grâce à je ne sais quel concours de miraculeux événements, investies par le Père Éternel de la garde spéciale de la Giralda.
On les aperçoit, pendant les grandes tempêtes, soutenant de leurs petites mains la statue de la Foi, et, à l’heure actuelle, il ne manque pas de bonnes femmes des faubourgs qui vous racontent qu’elles ont vu, de leurs propres yeux vu les deux saintes arrêtant au passage les boulets et les obus qu’en 1843 Espartero lança sur la ville, et qui pouvaient endommager la tour.