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Sac au dos à travers l'Espagne

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XLVI
GIBRALTAR

Le rocher géant se dresse devant nous avec une intensité extraordinaire de tons, découpant sur les feux du levant sa noire et monstrueuse silhouette. La tête ronde et colossale tourne du côté de l’isthme une mâchoire de rochers taillés à pic, tandis que la crête de son dos pelé descend en pente douce vers l’Afrique.

A mesure que nous approchons, les détails s’accentuent. A mi-côte seulement commencent à poindre les touffes de bruyères, les genêts, les nombreuses variétés de plantes saxatiles et d’arbustes rupestres dont les plaques verdoyantes s’épaississent de plus en plus et servent d’asile à une colonie de singes sans queue, frères de ceux de l’Atlas, brusquement séparés de leur race primitive lorsque la poussée des eaux sépara les colonnes d’Hercule. Des villas éparses tachent de leur blancheur crue les nappes grises ou vertes ; un escalier grimpe en zigzaguant jusqu’à une vigie solitaire fouettée par les vents des deux mers ; de vieilles tours mauresques s’échelonnent du côté de la terre, et tout au bas la ville, ou les deux villes, Gibraltar et la pointe de l’Europe, séparées par un jardin aux plantes tropicales, s’étendent en éventail, sur les dernières pentes. Enfin, au ras de la mer, la ligne des casernes et des fortifications, et au premier plan, groupés en un tas, l’amas de navires.

Bientôt une particularité attire l’attention. Ce rocher, haut de 500 mètres sur une longueur de 3 kilomètres environ et de 1000 mètres dans sa partie la plus large, est percé comme une écumoire.

Des rangées de trous noirs, aussi pressés que les sabords d’un vaisseau de guerre, le sillonnent en tous sens, et chacun de ces trous est l’embrasure d’une bouche à feu. Plus de mille crèvent ainsi le roc, dont l’intérieur est percé de galeries, de salles, de chemins, de tunnels, d’escaliers, perforé comme un vieux tronc vermoulu. Les habitants prétendent que si toutes ces bouches crachaient en même temps, le rocher miné et contre-miné croulerait.

Le débarquement se fait comme à Cadix et à Algéciras, au moyen de bateliers. Ils assiègent le navire, renforcés de guides et de courtiers qui se précipitent à l’abordage, et, avant que vous ayez eu le temps de vous préparer à l’assaut, s’emparent de vous et de vos colis en criant, dans toutes les langues et tous à la fois, les noms de leurs cavernes.

Nous disputons avec énergie nos personnes et nos sacs à un grand coquin d’Allemand, à la casquette galonnée, qui hurle : Alpion Hôdel ! Alpion Hôdel ! pour confier le tout à la discrétion du représentant de la fonda de España, dont les vêtements suffisamment râpés annoncent des prétentions plus modestes. Il s’en saisit triomphalement après un échange d’injures, en différents idiomes, avec son rival, qui nous regarde avec tout le mépris dû à des voyageurs à cinq schellings par jour.

On débarque entre deux rangées de policemen, aussi droits, aussi corrects que leurs confrères métropolitains. A part le casque en toile blanche, on les croirait venir de la parade de Scotland Yard. Pas de visite de douane vexatoire, pas de perquisition dans les poches, comme dans tous les ports d’Espagne. Gibraltar est un port libre, tout y entre en franchise, à l’exception des alcools et des armes. La seule formalité à remplir est de se présenter au guichet d’un bureau installé au point de débarquement et d’y demander un permis pour entrer en ville. Sur notre mine honnête, on nous délivre sur-le-champ un billet valable huit jours.

Nous franchissons deux portes voûtées et bastionnées, et nous voici en ville. C’est d’abord une place, ou mieux une cour de forteresse entourée de bâtiments militaires auxquels des galeries extérieures, à chaque étage, enlèvent le caractère de tristesse et de nudité particulier à l’architecture des casernes. Des soldats font l’exercice, et de tous points éclatent des commandements, des coups de clairon, des roulements de tambour.

On débouche dans une rue étroite, l’artère principale, Main Street, qui suit le rocher jusqu’à la pointe d’Europe. Des ruelles tortueuses escaladent, à gauche, les premiers contreforts et s’arrêtent brusquement, barrées par le roc, tandis qu’à droite, elles sont coupées par les bâtiments militaires et les ouvrages de défense.

En une double ligne de magasins, d’entrepôts, de boutiques gorgés de marchandises et de denrées anglaises se presse une population étrange :

Espagnols, Marocains, Grecs, Arabes, juifs de Tanger, nègres, Allemands, malandrins de toutes les races, « tous gens, dit Richard Ford, qui se sont expatriés pour le bien de leur pays ». Oh ! la curieuse foule et la belle collection de coquins ! Je retrouve la ville algérienne d’il y a vingt-cinq ans, avec son peuple de banqueroutiers, de renégats, de déclassés, d’aventuriers suspects, de colons marécageux, de forbans des deux mondes.

Des fantassins en jaquette rouge, des artilleurs bleus, des tirailleurs noirs, des officiers en tenue ou en bourgeois tranchent par leur méticuleuse correction avec le négligé des Levantins, la malpropreté des juifs, le débraillé des Latins, tandis que la blonde fraîcheur et la raideur des jeunes misses contraste avec le teint mat et la gracilité des brunes Gibraltariennes.

Çà et là, cependant, des cheveux blonds émergeant de dessous une mantille indiquent le mélange des races et prouvent que le vertueux John Bull n’a pas passé toutes ses soirées au prêche ni ses nuits dans la chasteté.

Malgré huit mille hommes de garnison et une population flottante de matelots de toutes races, gens de grands appétits et de morale peu farouche, les commis voyageurs chercheraient vainement dans la ville, des demoiselles « qui vont en journée la nuit ». La Mission protestante et la Société évangélique pour la surveillance des mœurs, qui ont pignon sur la rue principale, boutique de vertu et entrepôt de crétinisation, ne pouvaient souffrir le trafic de Cythère dans un siège épiscopal d’évêque anglican. Libre aux catholiques, aux mécréants, aux infidèles d’être impurs ; un protestant ne l’est jamais, surtout un protestant anglais. Si les privations du célibat jointes aux aphrodisiaques climatériques harcèlent Tom Atkins[16], il doit sortir de Gibraltar et aller dans les villes espagnoles voisines chercher pâture à ses « impropres » appétits, à San Roque, San Felipe, Mayorqa, Algéciras, lieux de perdition que les évangélistes comparent dans leurs prêches aux sept villes maudites ensevelies dans la mer Morte ; à moins qu’il ne prenne pour autel de ses sacrifices au dieu Éros la femme ou la fille de son camarade, plus à sa portée et à sa convenance.

[16] Surnom du soldat anglais.

Que la pureté de tous ces prêcheurs et chenapans bibliques est odieuse et insupportable ; et comme ces gens font comprendre et excuser certaines arquebusades célèbres de jadis !

Les drames sanglants de l’histoire nous semblent à première vue cruels et abominables ; mais, quand on regarde autour de soi, on arrive à les expliquer comme fatalités nécessaires.

Qui sait si sans ces moyens extrêmes, sans quelques poignées de très braves mais très insupportables saints passés hâtivement et brutalement de vie à trépas, les austères luthériens et les rigides calvinistes n’auraient pas transformé la belle et joyeuse France en un triste et laid champ de prêche où à l’heure actuelle nous rivaliserions de vertus publiques et privées avec les pieux hypocrites d’outre-Manche et les sots moralistes d’outre-Rhin !

Je ne me trouvais pas en pays nouveau, comptant dans la garnison une dizaine d’officiers de génie et d’artillerie, vieilles connaissances de Woolwich, y compris sir John Adye, le gouverneur de Gibraltar, qui commandait il y a quelques années l’Académie militaire.

Ma valise repêchée sans trop de dégâts me permit de lui rendre visite ; mais cette formalité contraire à mes usages fut pour moi un plaisir bien plus qu’un devoir, plaisir que semble éprouver aussi le vaillant général qui aime les Français, ayant partagé en Crimée leurs fatigues et leur héroïsme et qui porte fièrement sur son grand uniforme la croix de commandeur de la Légion d’honneur.

La très gracieuse lady Adye et lui me font visiter leur palais, car c’est un palais que cette résidence, ancien prieuré, embelli, orné, fourni, meublé de tout le confort anglais joint au luxe oriental et où, entre des galeries mauresques, s’épanouit, sur ce rocher aride et au milieu de ces bastions, de ces forts et de ces engins de guerre, en touffes verdoyantes et en fleurs paradisiaques, un vrai coin des délicieux jardins de Grenade.

Dans la salle de réception sont rangés par ordre chronologique les portraits des gouverneurs de Gibraltar, gentlemen de grand air et soldats de haute mine, qui tous, comme les Gomes de Silva, ont leurs faits d’armes et leur légende.

On sent à chaque pas les constantes préoccupations d’un gouvernement qui whig ou tory, conservateur ou libéral, a le souci de ses serviteurs, tient à ce qu’ils représentent dignement le pays, entourant la fin de leur carrière de respect et de bien-être.

Devenus maîtres de Gibraltar par surprise, les Anglais montrent bien qu’ils ne sont pas disposés à se laisser reprendre la place. De 1779 à 1782, Espagnols et Français le tentèrent vainement, et si John Bull perd jamais cette clef de la Méditerranée, ce ne sera pas manque de précautions.

On a vu que tout étranger ne peut y pénétrer que muni d’un permis.

Indépendamment de cela, au coucher du soleil un coup de canon prévient les gens de la banlieue qu’ils aient à déguerpir de la ville, et à ceux de la ville qui ont eu affaire au dehors qu’ils doivent regagner au plus vite le logis. Rien de plus comique que le chassé-croisé qui commence et surtout la vue des retardataires. Piétons, cavaliers, amazones, muletiers, âniers, carrioles et fiacres se hâtent d’entrer ou de sortir. La porte divisée en deux empêche d’ailleurs tout heurt et tout encombrement.

Le poste est sous les armes, le clairon, l’œil au guet sur l’aiguille de l’horloge et l’embouchure à hauteur des lèvres, attend la seconde précise.

Aussitôt la sonnerie éclate, et l’adjudant de place, avec une régularité de chronomètre, pousse les portes et donne un tour de clef.

Malheur aux traînards ! Toute supplication est vaine ; tout appel à la pitié superflu. Le mari jaloux et la femme éplorée sont séparés pour la nuit. Le règlement n’a pas d’oreille, et l’officier, impassible, porte gravement les clefs au gouverneur, et, à moins d’un ordre spécial de celui-ci — ordre écrit, signé et timbré — la porte ne s’ouvre plus qu’au coup de canon du réveil.

Il y a là matière pour un joli vaudeville.

Eh bien, malgré ces exigences d’une ville de guerre, ou, si vous le préférez, cette « brutale tyrannie du sabre », pas un Gibraltarien ne voudrait l’échanger contre les douceurs civiles de l’administration espagnole. Quand je dis Gibraltarien, je parle, bien entendu, de l’indigène du Lizard of the rock, comme l’appellent, par dérision, les habitants des villes voisines, sujet anglais de père en fils ou ayant obtenu la naturalisation après quarante ans de séjour, et non du cosmopolite véreux, du forban de l’industrie ou du commerce, qui y est venu chercher un refuge provisoire.

Ce sentiment est un peu celui des Canadiens, qui nous disent quand nous les visitons : « Nous aimons les français, nous sommes Français d’origine et de cœur, mais ne voudrions à aucun prix l’être de fait. » Aveu peu flatteur ; mais il faut bien reconnaître, entre nous, qu’il est expliqué par les procédés puérils et vexatoires de notre administration tracassière, procédés qui peuvent ne pas trop nous choquer, habitués que nous sommes, dès l’enfance, à être emmaillotés dans une quantité de lisières, mais qui ne manquent pas de heurter et révolter l’étranger.

Ce système tout latin « d’embêter les gens » se fait sentir aux portes de Gibraltar. Dès que vous avez franchi le territoire neutre, vous êtes littéralement assailli par une escouade de carabiniers espagnols, embusqués à l’entrée de la barrière de San Felipe, qui vous entraînent dans une caverne douanière où non seulement votre valise, mais vos poches sont fouillées de belle façon. Tout se paye, jusqu’à un cigare, jusqu’à une once de tabac trouvée sur vous.

Il faut dire aussi, pour atténuer l’odieux de ces vexations internationales, que l’occupation de Gibraltar par les Anglais coûte annuellement, à l’Espagne, cent cinquante millions, soit par la contrebande[17], qui se fait sur une échelle d’autant plus vaste que les fonctionnaires espagnols, dit-on, y prêtent une main complaisante, soit en faisant dévier le commerce.

[17] Les gens de Ronda, les Rondanos, ont la spécialité d’introduire en Andalousie, en dépit de tous les postes de douane, les ballots de cotonnades et de tabacs entassés dans les magasins de Gibraltar.

Un autre trait caractéristique, qui ne peut manquer de frapper les Espagnols eux-mêmes, et j’avoue que si j’étais hidalgo je me sentirais humilié, c’est l’extrême contraste entre les soldats des deux nations, séparés par le simple terrain neutre d’un mille environ, lande sablonneuse qui couvre la partie la plus étroite de l’isthme.

D’un côté, l’Anglais, superbe reître bien habillé, bien nourri, d’une propreté méticuleuse, aussi correct en faction, dans son poste isolé, sous sa planche mobile qui l’abrite du soleil, et témoigne en même temps du souci que l’on prend de sa santé, que lorsqu’il défile la parade devant le palais de Buckingham ; de l’autre, l’Espagnol, mal vêtu, mal nourri, débraillé, de méchante mine, allongé dans la poussière.

Je suis loin de vouloir dire que l’habillement, la correction et le bifteck fassent le soldat, et que les petits fantassins navarrais ou andalous soient inférieurs en rien, sur le champ de bataille, aux superbes grenadiers du Middlesex ou du Kent ; mais, quand une nation sait obliger ses soldats, détachés dans les stations les plus lointaines et les climats les plus divers, à observer le respect de la discipline, le self control, à garder l’orgueil de l’uniforme aussi bien que dans la mère patrie, à être d’autant plus fiers et corrects qu’on est en face de l’étranger ; que de l’autre côté, au contraire, sur le sol natal, les soldats semblent livrés au laisser-aller, abandonnés à l’incurie de chefs indifférents ou somnolents, on ne peut manquer d’établir involontairement une comparaison qui n’est pas à l’avantage de ceux-ci.

Puisque je parle de soldats, je ne veux pas terminer sans ajouter quelques mots sur l’armée espagnole encore toute-puissante dans le pays.

Il n’y a que deux choses, dit V. Almirall dans son excellent livre déjà cité, l’Espagne telle qu’elle est, pour lesquelles l’Espagne marche à la tête des nations européennes, et ces deux choses sont : sa dette publique et le nombre de ses officiers généraux.

Pour une armée qui ne dépasse pas soixante-dix mille hommes présents sous les drapeaux, elle compte sept capitaines généraux ou maréchaux, soixante-seize généraux de division, trois cent quatre-vingt-quinze généraux de brigade, plus six généraux de l’état-major du roi, en tout quatre cent quatre-vingt-quatre officiers généraux, c’est-à-dire plus que la France et l’Angleterre, deux fois plus que l’Italie, presque le double de l’Allemagne.

Et ces chiffres, comme ceux de la dette publique, dont l’intérêt est de près de trois cents millions, augmentent tous les ans.

Je ne sais rien des officiers espagnols si ce n’est qu’ils sont d’une courtoisie exquise et plus aimables compagnons que les Anglais ; mais, s’il faut s’en rapporter à un récent manifeste du duc de Bourbon, daté de Tarbes (28 septembre 1886), il se serait établi dans l’armée, comme à Madrid au temps de Figaro, un système d’espionnage et de dénonciation plus digne de disciples de la jésuitière de Loyola que des cadets de l’École de Tolède ; « le colonel est espionné par le commandant, celui-ci par le capitaine, le capitaine par le lieutenant, l’officier par le sergent. »

J’ajoute que je n’en crois rien pour l’honneur de toutes les armées.

Avec Gibraltar à l’ouest, l’Égypte à l’est, Malte et Chypre au centre, la Méditerranée est devenue en quelque sorte un lac anglais et la Grande-Bretagne semble réaliser à son profit le rêve que faisait Napoléon pour la France.

Mais le rocher de Gibraltar mérite-t-il bien la réputation que les Anglais ont contribué à lui faire ?

S’il faut s’en rapporter aux organes militaires, plus compétents en cette matière que les épiciers du Times, Gibraltar avec les nouveaux engins de destruction ne serait plus qu’une forteresse fantoche. Sa force ne repose que sur la routine et les préjugés, les préjugés d’une nation avant tout marchande, qui a trop longtemps négligé les choses de la guerre pour être à hauteur du mouvement qui entraîne l’Europe.

Nous sommes loin en 1888 des batteries flottantes de M. d’Arçon que les forts de Gibraltar coulèrent en 1783 si aisément, ce qui fit dire au comte d’Artois accouru de Versailles pour assister au bombardement de la place que de toutes les batteries françaises, celle qui se signala le plus, avait été sa batterie de cuisine.

Disons le mot, ou plutôt répétons ce que disent les officiers anglais eux-mêmes. L’inexpugnabilité de Gibraltar n’est plus à discuter quand en une demi-heure un cuirassé de cent dix tonnes peut mettre tous ses forts en pièces !

Quant à commander le détroit et à empêcher les navires de passer, il suffit de jeter un coup d’œil sur la carte pour en reconnaître l’impossibilité matérielle. Tant que Ceuta ne sera pas anglais, Gibraltar peut être utile en temps de guerre comme place d’armes, comme station de charbon, comme port de refuge, non contre la grosse mer, car la baie n’est pas sûre, mais contre les croiseurs ennemis. C’est du moins l’opinion générale. Pour les deux premiers cas, rien de plus juste ; quant au troisième, s’imaginer que des vaisseaux trouveraient un refuge sous les canons des forts est une erreur, par la raison bien simple qu’il n’y a pas à Gibraltar un seul canon qui pourrait protéger un navire contre un cuirassé, et qu’un cuirassé de cent dix tonnes mettrait, je le répète, la place en pièces en trente minutes.

Les ingénieurs militaires reconnaissent eux-mêmes qu’il n’y a pas moins de quatre points d’où un cuirassé bombarderait aisément la ville sans qu’un seul canon puisse l’atteindre. Les seules grosses pièces actuelles sont deux canons Armstrong de cent tonnes commandés par le gouvernement italien et achetés 50 000 livres sterling par les Anglais pendant les menaces de guerre de la Russie. Pièces dites Muzzle-loaders, d’un calibre et d’un modèle hors d’usage et montées de telle sorte qu’elles ne peuvent balayer la mer.

Mais assez sur Gibraltar et revenons, pour conclure, à l’Espagne.

On dit qu’elle se relève, qu’en nombre de villes le commerce renaît, que l’industrie s’étend, que Madrid est gai, Barcelone, Séville et Malaga prospères ! Mais il faut voir l’intérieur, s’arrêter dans les bourgades ruinées et misérables, où l’ignorance et la superstition règnent en despotes. Aucun élément de culture moderne, aucune aspiration vers un mieux matériel, nul sentiment du plus vulgaire confort. C’est toujours le pays dont parlait Saint-Simon : « La science y est un crime ; l’ignorance et la stupidité, la première vertu. »

Dans un roman de Fernan Caballero, la Famille d’Alvareda, il est une vieille qui peut passer pour le type de toutes les paysannes, jeunes et vieilles, rencontrées dans ma traversée d’Irun à Malaga. Un de ses petits-fils, revenu de l’armée, raconte avoir entendu dire par des camarades qu’il existe des pays où l’on ne joue pas du couteau, où il n’y a ni combats de taureaux, ni frères, ni moines, où le ciel est gris, le soleil sans brûlants rayons, les églises sans chapelles, la vierge sans images, où il n’y a ni rosaire ni scapulaire, et où tous les petits enfants savent lire et écrire ; la Vieille s’exclame toute frissonnante de joie après la stupéfaction première : « Oh ! mon soleil, mon scapulaire, mon église, ma Vierge santissima, ma terre, ma foi et mon Dieu ! Bienheureuse mille fois d’être née ici et d’y mourir ! Grâce au ciel, tu n’es pas allé à ce pays, fils, pays maudit d’hérétiques. »

Aussi pas un rayon d’intelligence n’allume leur regard. L’hébétude seule s’y lit, l’hébétude résignée de la bête passive, livrée à ses seuls besoins, sa routine et ses instincts. Boire, manger, dormir, entretenir une lampe devant une image et s’agenouiller deux fois par jour au pied d’une idole de plâtre ou de bois !

L’Espagne pourra se relever, mais quand elle aura répandu l’instruction au fond de ses bourgades, non pour qu’elles rejettent sur le pavé de Madrid des légions affamées de surnuméraires et d’institutrices, mais pour arracher la population à son lamentable état d’indifférence et d’abrutissement fataliste.

Elle se relèvera quand elle sera sûre du lendemain, à l’abri des pronunciamientos ; quand son budget de la guerre n’absorbera pas la plus grande partie de ses ressources, que la conscription ne prendra plus tous ses hommes valides, et que son trésor ne sera plus en état de permanente banqueroute[18].

[18] La dette flottante se montait, au moment où j’écrivais ces lignes (nov. 1887), à 112 millions 400 000 pesetas.

Elle se relèvera surtout quand elle aura secoué l’exploitation anglo-saxonne qui la dévore, lutté contre la concurrence allemande qui inonde de ses pacotilles tous ses marchés, écrasant les industries locales, les tarissant à leur source, fournissant les mantilles à Madrid, les éventails à Séville, la coutellerie à Tolède, la soierie à Murcie, la faïencerie à Valence, les vins à l’Andalousie et les alcools partout !

FIN

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