Sac au dos à travers l'Espagne
XXVII
MANÇANARÈS
A mesure que nous avançons, les plaines deviennent plus désolées, les chardons plus hauts, plus grosses et nombreuses les pierres. Elles y poussent comme marmaille en logis de mendiants. Chaque année, les paysans les rassemblent, en forment de grands tas, mais l’année suivante, ils en trouvent encore et toujours plus nombreuses. Triste récolte qui n’en permet pas d’autre.
En cette désolation au fond d’un pli de terrain s’étend Argamosilla de Alba, où Michel Cervantès écrivit les premiers chapitres de son œuvre immortelle. C’est là qu’il fait naître et mourir son héros. Le cadre sied bien au chevalier de la Triste Figure. La maison est encore debout avec sa vieille façade roussie, son portail écussonné. Il y a une dizaine d’années, un éditeur de Madrid, Ribadeneiro, eut l’idée originale de l’acheter et d’y installer une imprimerie d’où sortit, pour les amateurs, une superbe édition de Don Quichotte.
Nous nous rafraîchîmes d’un large broc de vin du Val de Peñas, dont les plants de vigne ont été, dit-on, apportés de Bourgogne, à la venta de Quesada où se fit la fameuse veillée des armes, servie par une maritorne mal peignée, qui devait descendre en droite ligne de celle du Toboso. Il ne faudrait pas, d’ailleurs, s’aventurer à vouloir démontrer aux gens d’Argamosilla que Don Quichotte est sorti tout armé du cerveau de Cervantès ; de par tous les saints de la Manche, vous vous feriez rompre les os. Il n’est si mince grigou du pays qui ne compte parmi ses ancêtres un des personnages du roman. L’hôte de la venta se déclare l’arrière-neveu du patron primitif. J’ai trinqué avec un barbier chirurgien qui se prétend petit-fils ou petit-cousin de celui qui soigna Don Quichotte et m’a dit être l’ami d’un gros meunier du voisinage, descendant de Sancho Pança. Je n’ai pas osé lui répondre qu’il mentait comme un arracheur de dents.
Car ce sont encore les barbiers qui, dans la plupart des bourgades, soignent, purgent, posent des ventouses, raboutent et arrachent les dents. Ils s’intitulent barbiers-chirurgiens-dentistes et sont glorieux de leur triple art. A Baylen, de funeste mémoire, j’admirais le portrait d’un de ces praticiens pompeusement exposé à la devanture de son échoppe, dans un magnifique cadre formé d’une triple rangée de canines et de molaires. Je ne sais s’ils sont habiles en qualité de chirurgiens, mais, comme barbiers, ils sont de première force, dignes de leur vieille réputation et excellent toujours « à raser à poil et à contre-poil et à mettre une moustache en papillote ».
En approchant de Mançanarès, on voit tout l’horizon crénelé par la grande ligne d’un bleu sombre de la Sierra Morena, et bientôt la ville se montre toute blanche dans une ceinture de verdure, comme un ksour dans l’oasis.
Mais, dès l’entrée, l’aspect enchanteur disparaît. Je ne sais plus quel voyageur, peut-être Alexandre Dumas, l’a représentée charmante à l’excès, pleine de rires et de chansons. Elle a bien changé depuis, et les peu affables habitants semblent devenus bien tristes, à la suite de quelque calamité publique, sans doute, dont la nature m’est restée inconnue. Ou bien, ce qui paraît plus vraisemblable, le voyageur a vu les choses au travers du prisme de quelques flacons de Val de Peñas, écoutant résonner dans la cité silencieuse l’écho de ses propres rires et de ses propres chansons.
En fait de chansons, je n’y ai entendu que des patenôtres psalmodiées dans l’église par un groupe de mauvaises petites vieilles. Elles allaient d’un pilier à l’autre, s’agenouillaient et marmottaient d’un air pressé, puis se relevaient et couraient à l’autre pilier. Il était visible qu’elles accomplissaient quelque corvée obligatoire, peut-être une pénitence du confesseur compatissant pour un mari victime, et qui tenait ainsi pour quelques heures le diable hors du logis. Elles traînaient à leur suite une toute jeune fille qui certainement eût préféré une distraction plus profane, car ses yeux brillants ne paraissaient nullement empreints de la piété et de la modestie séant au saint lieu.
Il faut avoir tué père et mère pour habiter ce centre de mortel ennui. Ou croit entrer dans un ksour du Sahara, en plein midi, alors que gens et bêtes font la sieste, que du minaret de la mosquée le silence plane sur la ville. Mais la chaleur passée, le ksour s’éveille, les chameaux dressent la tête, les chiens secouent leurs puces et les Bédouins leurs guenilles ; un grand mouvement de vie circule ; les femmes vont à la fontaine, les marchands lèvent leur auvent, les belles négresses du Soudan étalent leurs dents blanches, leurs seins et leurs figues ; la caravane passe, la foule s’amasse, les vendeurs publics crient de groupe en groupe le haïk de prix, l’arme damasquinée, la ceinture brodée d’or ; les âniers à cheval sur la croupe passent au petit trot, effleurant de leur épaule nue la botte rouge des caïds superbement montés et fendant les flots grossissants de la rue encolorée et tumultueuse.
Ici personne. Le soleil est bas et la torpeur règne encore. Les rues larges et droites, les maisons blanches accentuent la solitude du pavé. Derrière l’éternelle fenêtre grillée, paraît, au bruit de vos pas, quelque figure, symbole du désœuvrement. Chacun s’enferme, fatigué du voisin. Mais, çà et là, par une porte entr’ouverte, l’œil plonge dans le patio, le simulacre de jardin au milieu des pierres, la délicieuse cour arabe, fraîche, fleurie, où une treille épaisse, chargée d’énormes grappes, étend son ombre dorée.
Aussi est-il impossible à un étranger de se procurer du raisin. Chacun possédant sa vigne à domicile, les paysans n’en apportent pas au marché. Il fallut mettre à contribution la complaisance un peu rétive de notre hôtelier pour obtenir une grappe qu’il acheta chez un voisin.
Mançanarès ne s’éveille que la nuit. Fatigués de la route et de l’ennui ambiant, nous allions nous coucher à neuf heures lorsque à l’église d’en face éclata, je ne sais pour fêter quel saint noctambule, un carillon enragé. L’orchestre aérien à peine a-t-il lancé sa dernière note que voici un vacarme d’une autre nature. Gens et bêtes arrivaient sur la place de la Constitution qui est aussi celle du marché. J’ai déjà dit que toutes les villes et bourgades espagnoles ont une place de la Constitution, comme elles ont un jardin public, sec, brûlé et poussiéreux appelé les Délices.
A grand fracas, on déballe les marchandises. Dix heures n’ont pas sonné, que la place est encombrée d’amas de pastèques, tomates, grenades, citrons, concombres, de guirlandes d’oignons, de piments et d’ail. Une terrible clameur s’élevait. Tous ces paysans paraissaient se disputer avec de grands gestes et prêts à se battre.
« Ils ne se disputent pas, me dit mon hôte, ils arrangent le prix pour le marché de demain. C’est leur manière de traiter les affaires. »
La tempête de voix dura jusqu’au petit jour, puis peu à peu tout se tut. Les maraîchers s’enveloppèrent dans leurs couvertures et s’allongèrent à côté de leurs tas.
Je pensais pouvoir dormir à mon tour, mais le crieur de nuit m’éveilla en sursaut, annonçant à la population qu’il était trois heures du matin, temps serein et le moment de prier Maria carissima ; comme si elles n’attendaient que ce signal, cinq ou six douzaines de cailles enfermées dans des cages où elles ont autant de place qu’un factionnaire en sa guérite, et accrochées à toutes les fenêtres, commencèrent, avec une désolante uniformité et jusqu’au soleil levé, leurs lamentables appels.
C’est la manie en Espagne d’emprisonner une caille à sa fenêtre pour se donner l’étrange satisfaction d’entendre toute la nuit ce cri triste et bien connu qui rappelle à la réalité le pauvre diable égaré dans le rêve : « Paye tes dettes ! paye tes dettes ! » mais qui dans l’imagination des races du Midi, moins préoccupées des intérêts matériels et dont les exigences de la vie sont moins impérieuses, réveille les amants somnolents par cette plus douce antienne : « Fais l’amour ! fais l’amour ! fais l’amour ! fais l’amour ! »