Sac au dos à travers l'Espagne
XV
MADRID
« La parfaite félicité, dit un proverbe espagnol, est de vivre au bord du Mançanarès ; le second degré du bonheur, d’être en paradis, mais à condition de voir Madrid par une lucarne du ciel. »
Ceux qui se seraient fait une idée des délices de Madrid par ce proverbe éprouveraient, en arrivant dans la capitale de la monarchie espagnole, une grande déception.
Je n’avais heureusement, afin de ne pas défraîchir mes impressions, rien lu des modernes sur l’Espagne, rien des descriptions enthousiastes de Théophile Gautier, ni des aventures fantaisistes et des bavardages mystificateurs de Dumas le père ; mais je fus quand même fort déçu.
Amateurs du pittoresque et de la couleur locale, ne venez pas les y chercher à Madrid. Des rues comme à Bordeaux, des places comme à Nancy ou à Lille, des gens habillés comme à Paris ou à Londres. A Paris, du reste, Madrid se pique de ressembler.
C’est la grande banalité. La capitale de l’Espagne ne tranche sur les autres capitales que parce qu’elle est au milieu d’un désert. Pas un monument remarquable, pas même la curiosité qui s’attache à une vieille ville, puisqu’elle est nouvelle et, son musée à part, n’offre rien de vraiment artistique ou digne d’intérêt.
A peine arrivés, nous rencontrâmes d’affreux voyous en blouse bleue et en casquette de soie qui, nous prenant pour des Basques à cause de nos bérets, se mirent à nous huer. Il faut dire que les différentes provinces passent leur vie à se détester entre elles.
On a comparé l’Espagne à un habit coupé de morceaux d’étoffes disparates. Basques, Andalous, Aragonais, Galiciens, Madrilènes, diffèrent autant que le sol et le climat, de tempérament et de caractère[8]. Les Basques haïssent les Andalous, ceux-ci les Castillans, qui méprisent les Catalans, lesquels ont en horreur les Manchois. Et l’on parle de la fraternité des peuples !
[8] Les exploiteurs de la politique espagnole cherchent à faire croire que notre nation est peuplée par une race uniforme, et rien n’est plus éloigné de la vérité que cette assertion. Parmi les 16 millions et demi d’habitants, on compte :
| Basques-Navarrois | 890 000 |
| Catalans | 3 410 000 |
| Galiciens et Asturiens | 2 400 000 |
Soit environ 6 millions et demi d’Espagnols qui appartiennent à des races, variétés ou groupes complètement distincts de celui qui prédomine, qui ont des mœurs différentes et ne parlent pas même, en général, la même langue.
(V. Almirall, l’Espagne telle qu’elle est.)
Sauf la sonore langue castillane et les fenêtres en saillies, on eût pu, dans ce faubourg, se croire en un coin de Belleville.
C’est le soir que nous arrivâmes, et bien qu’on fût en août, il faisait presque froid. Devant les nombreux cafés, pas une table au dehors. Le climat de Madrid est rude et dangereux pour les poitrines délicates. L’air y est si subtil qu’il tue un homme et ne fait pas, suivant le dicton, vaciller la flamme d’une chandelle :
On prétend que le déboisement et la sécheresse des environs sont la cause de cette rudesse de la température ; c’est, d’ailleurs, la capitale la plus élevée de l’Europe, ce qui fait dire aux Andalous, avec leur modestie ordinaire, que le trône d’Espagne est le premier après celui de Dieu. « Trois mois d’hiver, neuf mois d’enfer, » telle est la division de l’année par les Madrilènes. J’avoue que pendant ma semaine à Madrid je n’ai en rien essuyé cette pluie de feu dont se plaignent nombre de voyageurs.
Il y fait soif. C’est tout ce qu’on peut affirmer, mais à chaque pas, indépendamment des petites aguadoras qui crient sur tous les tons : « Agua, agua fresquita como la nieve ! » on trouve des débits où l’on peut se rafraîchir dans les prix les plus modérés.
Ces estaminets, ou plutôt ces laboratoires de limonade, — car ce ne sont guère que des limonades qu’on boit et désire boire — s’ils sont moins luxueux que ceux de Paris, sont mieux partagés pour la qualité de ce genre de consommations.
Nos meilleurs établissements du boulevard n’ont rien qui puisse se comparer de près, ni de loin, aux variétés infinies des breuvages glacés des limonadiers espagnols. Le café, en revanche, qui est d’un usage assez rare, est généralement aussi mauvais que la boue épaisse servie sous le nom de chocolat. Heureusement qu’on présente cette dernière médecine dans des sortes de dés à coudre, ce qui permet de l’avaler rapidement.
La Puerta del Sol est sinon le plus beau quartier de Madrid, du moins le plus mouvementé. Là aboutissent toutes les grandes artères. C’est le Forum, le centre de l’activité, si l’on peut appeler activité le nonchaloir castillan, où affluent flâneurs, toreros, oisifs, chercheurs de nouvelles, bourgeois, étrangers, courtiers, hâbleurs, politiciens, tripoteurs, gesticulant la cigarette aux lèvres. C’est à la fois le Cheapside de Londres, les boulevards et la Cannebière. Les boutiques ne sont garnies que de produits étrangers, français, anglais, allemands, surtout allemands, depuis les bottines jusqu’aux éventails.
Dans cette terre ensoleillée de l’Occident, cette belle Hespérie, comme la surnommaient les Grecs, les modes du Nord ont fait invasion. Il est de bon ton à Madrid, aussi bien qu’à Cordoue et à Séville, de s’habiller comme à Regent Street ou au boulevard de la Madeleine. La Puerta del Sol, inondée de clarté, est tachée de redingotes sombres. On y voit de petits messieurs malingres, osseux, jaunâtres, se dandiner dans des souliers pointus, des vestons étriqués, étranglés dans un faux-col raidi d’un triple amidon.
Ce n’est pas le beau monde, me disait-on, c’est la petite bourgeoisie. Le monde, le vrai, le tout Madrid, est aux bains de mer, à Saint-Sébastien, dans les villes d’eau de la Guipuzcoa. Mais ce tout Madrid je venais justement de le coudoyer là-bas, d’assister à son désœuvrement, à son impuissance, à son mortel ennui, avec ses habillements du Nord, ses coiffures extravagantes, ses grotesques robes à poufs, ses chaussures difformes, ses modes exotiques empruntées à Paris, à Bordeaux, à Londres, amplifiées et exagérées avec le mauvais goût et l’infériorité de tous les imitateurs.
Par une chaleur de 40 degrés à l’ombre, il est de bon ton de se coiffer du grotesque et incommode tuyau de poêle. Où est cette population bariolée qui faisait la joie de Dumas et qu’il comparait à un magnifique arc-en-ciel, ces vêtements qui étaient une palette, ces rues ressemblantes à des parterres étoilés de fleurs ? La couleur locale est partie, la mantille, la gracieuse mantille qui rend jolies même les laides, disparaît. Réellement, la femme est sotte. La rage d’imitation l’aveugle à tel point qu’elle s’enlaidit avec conscience. Les montagnardes écossaises ont, depuis longtemps, délaissé leur si coquet et si commode costume pour s’accoutrer comme les petites bourgeoises de la ville. Et les fiers highlanders ont dû suivre le courant. Ici, plus même de castagnettes ; la gracieuse guitare a disparu de toutes les maisons qui se respectent. On ne la trouve plus que chez les gitanos et dans les flamencos populaires ; le piano, le stupide piano remplace le doux accompagnateur des romances. Il est partout, détonnant partout, embourgeoisant tout, jetant les éclats de ses notes abominables dans la grande sérénité des villes. Je l’ai entendu et j’ai pesté contre lui à Tolède comme à Madrid, à Cordoue, à Grenade, à Malaga, à Séville, partout harcelé par ses gammes agaçantes. Ce ne sont pas les filles de portiers qui en tapotent, car il n’y a heureusement pas de portiers en Espagne, mais toutes les señoras sont infectées de cette assourdissante manie comme les filles des clergymen de Gibraltar.
Sur les bords du Guadalquivir, du Mançanarès et du Tage, les lavandières ne se distinguent de celles de l’Oise ou de la Seine que par leurs yeux plus grands et leurs cheveux plus noirs. Un caballero ne sortirait jamais déganté. Le grand air et le soleil bruniraient ses mains oisives, et l’on pourrait le prendre pour un travailleur. Faire profession de ne rien faire est ici, plus qu’ailleurs, le plus beau titre au respect et à l’admiration.
Plus encore qu’à Paris et à Londres, les préjugés et l’étiquette courbent toutes ces têtes imbéciles. C’est le coup de vent qui fait baisser gourdes creuses et roseaux vides.
L’Espagne a de tout temps été la terre classique de l’étiquette ridicule et féroce, et les Mémoires de Madame Campan ne relatent sur la cour de Marie-Antoinette rien d’aussi puéril que les solennelles niaiseries de la cour d’Espagne.
Au temps de Philippe III, la reine, qu’elle en eût envie ou non, était forcée de se coucher à neuf heures en hiver et à dix en été. Lorsque le roi se sentait pris la nuit d’ardeur amoureuse, le règlement lui imposait une tenue officielle pour s’approcher du lit de son épouse. Manteau noir et souliers en pantoufles ; une bouteille de cuir passée au bras gauche pour lui servir de vase de nuit, une lanterne sourde d’une main et son épée nue de l’autre ; marcher en silence et ne pas tousser. Vous le voyez d’ici.
« Ce n’est pas en cet équipage, observe le chevalier de Saint-Gervais qui relate le fait, que François Ier et Henri IV allaient en bonne fortune. »