Sac au dos à travers l'Espagne
IX
ESTELLA
Je pensai plus d’une fois au padre du palacio d’Urvaza, il me rappelait un pauvre frère lai dont parle la George Sand andalouse qui signait Fernando Caballero.
Quand vint le décret de l’expulsion des moines, un vieux frère lai sortit le dernier et s’assit sur les marches du couvent et, la tête dans ses mains, les coudes sur les genoux, se mit à pleurer : « Que faites-vous ici ? lui dit un moine. Ne venez-vous pas ? — Et où puis-je aller ? répondit fray Gabriel. Voici cinquante ans, j’ai été recueilli dans ce monastère, tout enfant et orphelin, et depuis je n’en suis jamais sorti. Je ne connais personne au monde. Je ne sais que soigner le jardin. Où irais-je ? Que ferais-je ? Qui voudrait de moi ? Je ne puis vivre qu’ici. » Alors, un paysan à qui l’on avait confié la garde du monastère vide le vit et lui dit : « Reste avec nous, homme. Tu partageras le pain de la famille. » Et le vieux fray Gabriel resta, vivant avec ces paysans, continuant comme autrefois à soigner le jardin des moines, les attendant tous les jours, plongé dans ses souvenirs, arrêté par le passé, espérant chaque nuit entendre au réveil la cloche muette s’ébranler joyeusement et retrouver sa voix pour saluer à grand éclat le retour des maîtres du logis désert.
La descente de la Sierra de Andia et la marche sur Estella nous prirent deux jours.
Estella, que l’on pourrait croire le nom d’une jolie fille, est celui d’une des plus riantes villes de la Navarre. Importante position stratégique, commandant plusieurs défilés sur les chemins des Castilles et de l’Aragon, les carlistes la choisirent comme point central de défense et don Carlos y établit son quartier général. C’est là qu’en 1839 Rafael Maroto, après une entrevue avec Espartero, fit fusiller les généraux Garcia, Guergné, Carmona, Sanz et l’intendant militaire Urriz, ses frères d’armes.
Dans la posada où nous nous arrêtâmes, nous avons mangé avec des campagnards, tous soldats ou partisans dans la dernière insurrection[6]. Rien n’égale la courtoisie et la dignité de ces paysans. On nous attendait à la table commune et, comme dans notre visite de la ville, nous avions laissé passer l’heure, l’hôtelier nous envoya chercher par une servante qui nous ramena triomphalement aux convives attablés, mais qui ne voulaient pas commencer sans nous. Dans la journée, un homme qui travaillait aux champs laissa sa bêche pour nous servir de cicérone à travers les ruines du couvent de Santo-Domingo, détruit à coups de canon pendant les guerres de Charles V, et, bien qu’il se fût dérangé longtemps de sa besogne, il refusa, avec un geste noble et offensé, l’argent qu’on lui offrait pour sa peine. Je dois avouer que ces preuves de désintéressement ne dépassèrent pas les provinces basques.
[6] Durant les deux guerres civiles contemporaines, les Basques ont mis sur pied de guerre presque le dixième de leur population totale, et, pendant des années entières, ils ont tenu tête aux forces réunies de la nation.
(V. Almirall, l’Espagne telle qu’elle est.)
L’église est une énorme construction carrée, lourde, massive, avec des murs de plusieurs pieds d’épaisseur et des créneaux pour fenêtres. C’est d’ailleurs l’aspect de la plupart des églises de ces bourgades du Nord, qui presque toutes ont servi de forteresse. Moines et prêtres y firent le coup de feu. La maxime Ecclesia abhorret a sanguine ne fut jamais pratiquée par le clergé espagnol. Les autels resplendissants d’or et de richesses artistiques jurent étrangement sur les murailles décrépites et lépreuses. Deux chaires avec leurs dais d’or font dans la pénombre un extraordinaire effet. La ville est pleine de curieuses constructions. Un vieil hôtel seigneurial, actuellement occupé et mutilé par des tanneurs, est une merveille architecturale.
Les toits surplombent la plupart des maisons comme des auvents, et beaucoup sont couverts de riches ornementations fouillées dans le bois. La place de la Constitution — un nom dont abusent les Espagnols, car chaque ville ou village a sa place de la Constitution, et quelle diable de constitution est-ce ? — n’est pas une des moindres curiosités. Entourée de galeries formées par des arcades d’inégale grandeur, avec ses maisons peintes de diverses couleurs, ses fenêtres à balcon sur la grille duquel descend un grand rideau blanc attaché au linteau et où se postent, pour coudre ou guetter le passage du querido cortejo, les jolies Estelliennes, elle offre un cachet singulièrement pittoresque au voyageur habitué à la rectitude désespérante de nos constructions modernes, qui, si elles sont le triomphe de la ligne droite, sont en même temps l’idéal de la monotonie. On nous engage vivement à aller présenter l’hommage de notre vénération à l’épaule du grand saint André, apôtre, précieusement conservée, non dans la saumure, mais dans une châsse. Comme nous n’avions aucune raison pour rendre notre déjeuner, nous préférâmes achever paisiblement notre digestion sur une colline ensoleillée en adorant la belle nature, culte plus sain que celui des vieux os.
Estella s’étendait à nos pieds avec ses jardins, ses promenades, sa rivière Ega, qui la coupe en deux, et sa délicieuse vallée toute verdoyante d’oliviers et de vignes. Dans un bouquet d’arbres se dresse le coquet ermitage de Santa de Rocomador, célèbre dans la Navarre, où les pauvres diables poursuivis pour dettes trouvaient un refuge, ce qui ne devait que médiocrement satisfaire leurs créanciers.
Mais il était écrit que nous verrions de vieux os. Un passant — le seul que nous rencontrâmes sur cette colline — s’arrêta stupéfait à la vue de deux individus allongés en plein soleil d’août sur le bord d’un chemin sans ombre. S’apercevant que nous étions Français, il continua sa route en riant, se retournant toutefois pour nous prédire une mort incessante.
« Là, nous cria-t-il, au Campo Santo, on va vous porter tout à l’heure.
— Où est-il, le Campo Santo ? »
Il nous indiqua la direction du geste, à quelque cent mètres.
« Eh bien, nous allons y aller tout seuls. »
Les cimetières ne sont pas d’ordinaire des lieux d’une folle gaieté, bien que plus d’une fois en Angleterre, je les aie entendus retentir des rires joyeux de fillettes jouant à cache-cache autour des tombes, mais celui d’Estella est le plus parfait spécimen de la désolation.
On eût dit que la guerre y avait fait rage, qu’une tempête d’obus en avait fouillé la terre, éparpillant ossements et cercueils.
Le sol bouleversé est jonché de débris macabres. On les sent craquer sous les pas dans les allées envahies par l’herbe séchée. On foule une sorte d’humus pestilentiel. Le pied s’enfonce tout à coup ; c’est un cercueil pourri qui cède sous votre poids.
Des croix de fer vacillent sur leur socle de pierre et celui-ci se couche à demi chez le voisin. En deux ou trois coins, des ossuaires ; sur le tas sinistre, des couleuvres glissent leur tête fine et de gris lézards hument les rayons du soleil.
Une rangée de petites chapelles funéraires adossées aux murs indique que d’anciens morts cossus, pompeusement scellés dans l’épaisseur, y attendent le jugement dernier. Là encore l’abandon et l’oubli. La nécrolâtrie un peu puérile des Parisiens avec son bric-à-brac funèbre trouverait ici un cynique réactif.
Cependant, au-dessus de la porte monumentale, un ange, assez semblable à un diable de Callot, sonne désespérément dans une trompette, comme s’il appelait les vivants à la visite des trépassés.
En sortant du Campo Santo, nous vîmes s’avancer, marchant en bon ordre, de longues files d’hommes habillés de gris. Je pensai à des équipes de forçats commandés pour la corvée des routes. Ils portaient des blouses de toile et des pantalons rapiécés, de grossières espadrilles laissant voir leurs pieds nus, et ils étaient coiffés de méchants bonnets de police. Un coup de clairon m’apprit que j’avais en face de moi la troupe. C’étaient, en effet, deux compagnies d’infanterie garnisonnées à Estella qui partaient pour la manœuvre. On les accoutre ainsi par économie, afin de ménager la tenue de drap réservée pour les grandes occasions. Pauvreté n’est pas vice, et l’économie est une belle chose, mais je doute que des fantassins ainsi affublés se sentent fiers d’être soldats.
Je recommande ce costume à nos niveleurs économes qui réclament à grands cris l’unification de l’uniforme militaire, ainsi qu’aux intelligents champions de la suppression des armées permanentes ; ils ne pourront mieux dégoûter la jeunesse du métier de Mars. Le nec plus ultra du misérable et du bon marché sera d’un seul coup atteint.
L’aspect de ces fantassins, petits et grêles, ne rappelle guère cette redoutable infanterie espagnole « dont les gros bataillons serrés, dit Bossuet, semblables à autant de tours, mais à des tours qui sauraient réparer leurs brèches, demeuraient inébranlables au milieu de tout le reste en déroute… » Certes, je ne mets pas un seul instant en doute leur énergie et leur vaillance, je ne parle que de l’extérieur, et il ne paye pas de mine. Il est vrai que leur uniforme, qui semble une copie maladroite du nôtre, n’est pas de nature à la rehausser. A Gibraltar surtout, à côté des superbes et corrects soldats anglais, cette apparence défectueuse d’une armée mal accoutrée, mal payée et mal nourrie, frappe l’œil désintéressé de l’étranger.
C’est à Estella que je fus, pour la première fois, réveillé en sursaut par une voix lamentable. Elle jetait par intervalles, des profondeurs d’une rue voisine, des modulations prolongées et lugubres qui approchaient grandissant, éclataient sous mes fenêtres, puis s’éloignaient et retournaient se perdre dans la nuit.
Ce sont les serenos, gardes de nuit, qui crient le temps et l’heure en commençant par une invocation à la Vierge : « Ave Maria sanctissima ! Il est minuit. Le temps est serein ! » Ce chant nocturne, car il est rythmé comme tous les cris de rue, restant de vieilles coutumes générales dans presque toute l’Europe, ne manque pas d’originalité. L’usage, il n’y a pas longtemps encore, existait chez nous dans nombre de villes de province. A Douai, il y a dix ou quinze ans, un homme criait les heures au beffroi. Mais c’est surtout au siècle dernier que le veilleur de nuit offrait un aspect fantastique. Vêtu d’une longue robe brune, bigarrée de têtes de mort et de tibias en sautoir, il passait à pas lents, agitant une cloche et criant d’une voix sépulcrale :
Les serenos, à Madrid, ouvrent la porte aux locataires attardés. Chaque quartier, chaque rue, a les siens ; ils ont les clefs de toutes les maisons. On se passe ainsi de concierge, et les bourgeois peuvent dormir sur leurs deux oreilles :