← Retour

Sac au dos à travers l'Espagne

16px
100%

XX
TOLÈDE

De Madrid à Tolède, vingt lieues de campagne plate et triste. On entre dans la Manche, manxa, terre desséchée : c’est bien le nom. On peut marcher une demi-journée sans rencontrer ni un arbre, ni un homme, ni un chien. Parfois la route traverse des pâturages où paissent, paisibles et inconscients des prochaines tueries de l’arène, des troupeaux de taureaux.

Comme division territoriale, partie de l’ancien royaume des Castilles, la Manche n’existe plus. Elle forme maintenant les provinces d’Albacete, de Cuenca, de Ciudad Real, de Tolède, les plus pauvres de l’Espagne. Mais elle existe toujours comme pays de Don Quichotte, des pierres, des chardons et des moulins à vent. A mesure qu’on approche du Tage, le paysage, jusqu’ici monotone, devient grandiose avec ses grandes lignes grises, jaunes et vertes, ses oasis le long des rives et ses hautes montagnes bleues crénelant les horizons.

Tolède, la merveilleuse, assise comme Rome sur sept collines, dominée par son vieil Alcazar, devenu École militaire, paraît tout à coup au milieu de ses portes colossales, de ses murailles et de ses tours. Son aspect féerique dédommage des fatigues du chemin et du vulgarisme de Madrid.

La Ciudad imperial, la reine des villes, la cité la plus fameuse de l’histoire, et, comme l’appelait Juan de Padilla, la couronne de l’Espagne et la lumière du monde !

Vous pensez qu’il faut un peu en rabattre, comme toujours, pour ne pas se voir encore arracher de nouvelles illusions.

Tolède est une ville qui se meurt, voilà plus de cent ans qu’on le dit ; depuis cent ans, elle se meurt toujours. Cependant, toute moribonde qu’elle soit, elle vaut à elle seule le voyage d’Espagne. Ses alcazars, ses portes mauresques, ses synagogues et ses mosquées transformées en églises, ses murailles roussies, ses deux ponts jetés sur le Tage, sa cathédrale, siège du primat, ses palais, ses innombrables monuments, jusqu’à ses rues étranges, témoignent de son antique splendeur et du rang de capitale dont elle fut indignement spoliée.

Si ses titres de noblesse ne sont pas antérieurs au déluge, ainsi que le prétendent ses habitants, elle était déjà, sous l’empire romain, une importante cité. Sa position centrale en faisait le grand carrefour, la place d’armes, en même temps que le dépôt général, où venaient s’entasser les richesses minières du pays, avant d’être expédiées à la Ville des forbans qui, pendant des siècles, détroussèrent l’Europe, l’Afrique et l’Asie. Puis, pendant deux cents ans, elle fut la capitale religieuse et politique des rois Visigoths, et, quand les Maures s’en emparèrent, ils eurent la clef de l’Espagne.

Romains, Goths, Juifs, Maures y ont donc chacun laissé leur empreinte, que l’on retrouve pêle-mêle, des fondations de ses murs au faîte des maisons particulières, dans les arcs, les ogives de ses fenêtres, les colonnettes, les voûtes, les écussons armoriés, les animaux fantastiques, les délicieux patios, les grilles en fer forgé des balcons et des portes. « Souvenirs à occuper un historien pendant dix ans et un artiste toute sa vie. »

Il faudrait, dit-on, une année pour étudier Tolède et cela jour par jour, et le peintre Villa Amil prétendait qu’après neuf mois il n’en connaissait rien encore.

Aussi, moi qui n’y ai même pas séjourné huit jours, ne parlerai-je que de mes impressions.

Ce qui m’a frappé le plus, c’est l’aspect oriental de certains quartiers. On s’y croit en pleine ville arabe. Ruelles silencieuses, escarpées, étroites, tortueuses, désertes, pavées de cailloux pointus, bordées de maisons mauresques blanchies à la détrempe, où tout, depuis la porte constellée de clous énormes et bardée de fer jusqu’aux petites fenêtres hermétiquement grillées, jusqu’à la saillie des toits, sent sa forteresse musulmane. Un clocher qui a gardé presque intacte sa physionomie première de minaret, un baudet errant, un chat maigre qui traverse la rue, et soudain un refrain mélancolique et doux, comme en chantent les filles du Tell, et qui s’élève dans le silence pour montrer que derrière ces murs vivent la jeunesse et l’amour, complètent l’illusion.

Çà et là une porte ouverte pour établir de bienfaisants courants d’air, laisse pénétrer l’œil ravi dans le patio. Près d’un bouquet d’orangers, de plantes et de fleurs tropicales qu’arrose un petit jet d’eau, sous l’ombre du tendido de toile, une brune et belle fille aux yeux arabes, semblable à une odalisque, est mollement étendue.

Dans ce patio, cour intérieure entourée d’une galerie, les dames espagnoles passent les trois quarts de leur vie. C’est le salon, la salle à manger, le dortoir dans les nuits chaudes.

Ces belles créatures coulent leurs jours dans le doux farniente, nonchalantes et rêveuses. Elles ne lisent pas, la lecture est un travail, et tout travail une fatigue. Aussi leur ignorance est légendaire. Aimer, elles ne savent autre chose et ne veulent rien savoir de plus. Elles se laissent vivre près des fleurs, à l’ombre, attendant la fraîcheur des étoiles pour s’aventurer au dehors. C’est alors que le boutiquier, qui a somnolé, lui aussi, tout le jour, reçoit ses clientes. Des sièges sont disposés le long des comptoirs des magasins sans vitrines, et la señora regarde les marchandises qu’on étale et qu’on lui vante, jouant de l’éventail, semblant encore écrasée par la fatigue et la chaleur.

Qui peut remplir le vide de leur journée quand elles ne font pas l’amour ? S’habiller, bavarder, dormir, rêver ? Mérimée raconte qu’au temps de l’Empire, toutes les Espagnoles de petite noblesse songeaient à devenir impératrice.

Et il cite plaisamment une demoiselle de Tolède ou de Grenade qui, se trouvant au spectacle quand on annonça dans sa loge le mariage de la comtesse de Teba avec Napoléon III, se leva avec impétuosité et dépit en s’écriant : En este pueblo, no hay porvenir. « En ce pays, il n’y a pas d’avenir. »

Tolède est le faubourg Saint-Germain de l’Espagne, le centre de l’étroite orthodoxie, le siège de l’aristocratie la plus encroûtée. On y a compté trente-deux couvents de femmes, seize monastères, vingt-trois hospices religieux ; tout cela maintenant désert. Les vieilles maisons nobiliaires sont hantées par des maîtres farouches qui boudent la société moderne. Plusieurs exhibent une chaîne au-dessus de leur porte, signe honorifique de celles qui reçurent des hôtes royaux. Mais les hidalgos qui ne peuvent en parer leur fronton haussent les épaules.

« Vieille taverne n’a pas besoin de rameau, » disent-ils.

Il n’est peut-être pas dans le monde nombreux des formidables ignorants et des sots incurables, seigneurs plus hautains que les hobereaux espagnols.

Cette chaîne symbolique des altières demeures semble river les habitants dans les ténèbres des âges enfouis.

Elle attache aux murs du passé leurs idées et leur intelligence. La vieille Espagne est réfugiée dans Tolède, et l’on peut dire de ce coin silencieux ce que Lara disait de sa patrie entière : « Ici on ne parle, on n’écrit, on ne lit. »

Si tous les naturels de Tolède ne sont pas petits-neveux du roi Ferdinand ou de l’empereur Charles-Quint, ils sont au moins cousins germains de ce cuisinier de l’archevêque de Burgos qui répondait menaçant à une réprimande du prélat :

« Homme ! je ne souffrirai jamais qu’on me querelle, car je suis de race de vieux chrétiens, nobles comme le roi et même un peu plus. »

Aux yeux de beaucoup de ces braves gens, le fils de Dieu lui-même n’est pas assez bon gentilhomme. Quand se forma l’ordre de Calatrava, et qu’on proposa la candidature de Jésus-Christ comme membre honoraire, les chevaliers se récusèrent poliment.

« C’est le fils d’un charpentier, » dirent-ils.

On passa cependant aux voix. Jésus fut blackboulé, mais désireux de sauver l’amour-propre du fils de Dieu, les chevaliers de Calatrava fondèrent en sa faveur l’ordre du Christ, où l’on acceptait des gens de plus mince noblesse, et lui en conférèrent la grande maîtrise[10].

[10] La sainte Vierge est colonel d’un régiment de cavalerie. On lui a donné en cette qualité une sentinelle en permanence à la chapelle d’Atocha, qui, paraît-il, est son quartier d’état-major.

Chargement de la publicité...