Sac au dos à travers l'Espagne
IV
LE CAPITAINE BONELLI
Comme nous ne courions ni après la fortune, ni après une maîtresse, ni après une affaire, que nous n’étions pas des missionnaires patentés de quelque ministère, mais de simples touristes, cherchant des impressions, nous étions résolus à ne point suivre les grandes routes, à nous engager autant que possible dans les chemins creux, les sentiers de chèvre, les défilés de montagne.
Cependant nous suivîmes la voie royale dès la première étape, puis de Saint-Sébastien à Orio, et d’Orio à Deva par Zarauz, Guetaria, Zumaya ; mais nous n’y perdîmes rien en pittoresque, bien qu’elle fût toute nouvelle, ouverte après la dernière guerre des carlistes, pour faciliter le rapide transport des troupes au cœur du pays basque, en plein foyer de l’insurrection.
Tantôt taillée dans le roc, creusant la montagne, coupant les forêts, jetée au-dessus des abîmes, traversant de vrais paysages kabyles, tantôt suivant les sinuosités de la côte, elle offre à chaque pas d’admirables points de vue.
Ce n’est plus maintenant que l’on peut se plaindre de la rareté et du mauvais état des routes espagnoles. Alphonse XII a fait réparer les anciennes et ouvrir de nouvelles, larges, bien entretenues, n’attendant que les voyageurs.
Le capitaine Bonelli, gouverneur du protectorat espagnol sur la côte occidentale d’Afrique, nous attendait à Deva. Il y avait donné rendez-vous à mon compagnon avec qui il correspondait à la suite des relations et des travaux orographiques de celui-ci sur le Maroc[2].
[2] Itinéraire d’Alkazar à Ouezzann (1884), avec cartes, par H. de la Martinière. Depuis notre voyage en Espagne, de la Martinière est retourné au Maroc pour y compléter ses travaux.
Le capitaine Bonelli est bien connu de tous ceux que préoccupent nos intérêts coloniaux. C’est un des rares Européens qui possèdent à fond la langue arabe et le dialecte marocain.
Chargé par le gouvernement espagnol d’une mission scientifique, il parcourut la côte du cap Bojador au cap Blanc, limite septentrionale de notre colonie sénégalaise, et prit possession au nom de l’Espagne de territoires beaucoup plus riches et surtout plus productifs qu’on ne le croit, car ils ouvrent, par les tribus de l’Adrar, la route des régions voisines de Tombouctou où nous tentons, depuis tant d’années, de pénétrer par le haut Sénégal[3].
[3] Il vient de publier à Madrid un volume sur le Sahara : El Sahara, descripción geográfica, comercial y agrícola desde cabo Bojador á cabo Blanco, viajes al interior, habitantes del desierto y consideraciones generales, par D. Emilio Bonelli.
Après avoir négligé de nous assurer les oasis de l’extrême Sud-Oranais, Fidikett entre autres, qui nous auraient facilité les moyens d’atteindre le Soudan, nous devons constater avec dépit, sans doute, mais avec admiration, les résultats obtenus par l’énergie d’un simple officier.
Disposant dès le début de moyens insuffisants et infimes, n’ayant en quelque sorte qu’un appui moral du gouvernement, il a pu non seulement enrichir la science et l’hydrographie de précieuses données, mais son pays d’un territoire de 540 kilomètres de côtes[4]. Il est juste d’ajouter que le capitaine Bonelli fut appuyé par une puissante association : la Sociedad de Africanistas y colonistas, établie à Madrid depuis cinq ans, pour faciliter les entreprises des explorateurs espagnols. Certes, voilà une Société digne de tous éloges et qui fait plus œuvre patriotique que certains de nos bruyants groupes, chauvins à coups de grosse caisse qui ne savent que nous rendre, à l’étranger, odieux et ridicules.
[4] C’est sur les explorations de ce jeune officier dans le Sahara et la région de l’Adrar qu’Alphonse XII proclama, en décembre 1881, la côte d’Afrique, du cap Bojador au cap Blanc, sous le protectorat de l’Espagne.
Au moment où l’alliance des peuples latins semble plus que jamais devenir une impérieuse nécessité, après les projets d’union douanière dans la Méditerranée pouvant permettre à notre race, menacée jusque dans son berceau, de faire échec aux envahissements des Anglo-Saxons, se pose une question majeure que dans notre proverbiale et désastreuse insouciance de ce qui se passe au dehors de nos frontières, nous négligeons trop : l’alliance franco-espagnole en Afrique.
Il suffit de jeter un coup d’œil sur l’histoire diplomatique de la seconde moitié de ce siècle pour reconnaître que l’Angleterre est politiquement et commercialement, de Gibraltar à Suez, l’ennemi commun, et la voici qui commence à inonder de ses produits doublés des pacotilles germaniques les ports de la Méditerranée qui devrait n’être qu’un lac latin.
Le lecteur me pardonnera cette digression, semblant ici un hors-d’œuvre, mais en face des établissements anglais et allemands qui s’installent peu à peu sur les côtes de ce Maroc, par eux tant convoité, il est permis, même à un modeste voyageur, de pousser le cri des Romains quand ils voyaient menacer les intérêts de la patrie : Careant consules.
Nous devisions de ces choses sous les arbres qui font à la plage de Deva une délicieuse avenue et j’écoutais la parole claire et précise du vaillant capitaine espagnol, familier avec notre langue, comme si au lieu d’être né sur les bords du Mançanarès il l’était sur ceux de la Seine. La nuit tombait, les jolies hospederias de la vieille bourgade s’allumaient et les señoras, tête nue ou en mantille, se promenaient par groupes, respirant la brise marine en attendant le dîner, que, pour laisser plus de loisirs aux baigneurs, on ne sert pas avant neuf heures du soir ; et nous parlâmes longtemps de cette Afrique aimée, du Maroc si peu connu, dernière épave de l’Orient, du Sahara où le jeune gouverneur allait retourner bientôt pour établir de nouvelles relations avec les chefs des oasis et continuer l’impulsion commencée dans le commerce d’échanges entre les tribus de l’Adrar et les comptoirs espagnols, dédommager l’Espagne des Carolines !
Le lendemain matin, nous partîmes de bonne heure, et comme nous nous étions détournés de notre itinéraire, nous dûmes prendre le coche qui nous transportait à Asconia, non loin de Loyola, la patrie de saint Ignace. Et, huchés sur l’impériale, une sœur de charité à notre droite et un prêtre à notre gauche, nous dîmes adieu au capitaine Bonelli, à Deva, à sa jolie plage, à la mer que nous ne devions revoir que deux mois plus tard, sur la côte méridionale, et nous nous enfonçâmes dans la montagne, au galop de six mules étiques qu’excitaient les furieux coups du ragal et les terribles jurons du cocher.