Sac au dos à travers l'Espagne
VIII
MESSE AU PALACIO
La nuit était depuis longtemps venue, étoilée, majestueuse, sereine, une de ces nuits tièdes et transparentes, comme il n’en est qu’aux pays du soleil, et j’allai m’étendre sur un léger renflement de terrain à quelque distance du palacio.
Tout autour un grand silence, mais bientôt un bruit effacé, lointaine et immense rumeur dont je ne me rendis pas compte tout d’abord, surgit doucement, puis, comme la chanson des djinns, montait en grandissant, de tous les côtés à la fois. Indéfinissable et mystérieuse musique, elle s’élevait du fond de la vallée, des bois, des mamelons, avec une variété infinie de notes comme un orchestre de follets, âme de la terre, souffle d’Obéron et de Titania tressautant dans la nuit fantastique.
C’étaient les troupeaux qui arrivaient, s’éloignant du bois dans la crainte des loups ; chaque tête de bétail, bœuf, vache, mouton, chèvre, agitait une clochette ou un grelot, et la multiplicité de ces tintements formait un ensemble d’une incomparable harmonie.
Ah ! la merveilleuse sérénade autour de ce vieux castel solitaire dressant ses murailles et ses bastions roussis dans les découpures sombres des horizons !
Comme cette vie sauvage est pleine de jouissances ! comme l’on se sent à l’aise loin du tumulte des cités, du monde artificiel et menteur, des exigences factices de la civilisation, où les années s’écoulent en inquiétudes et en luttes stériles ! Et je me pris à envier le sort de ces pâtres qui traversent la vie drapés dans leur fière et indépendante misère, plus heureux cent fois que l’ouvrier des villes dont ils n’ont ni les besoins, ni les dures fatigues, plus heureux que le bourgeois gagnant le pain quotidien, cloué à un banc de cuir, plus heureux que nous tous sans repos ni trêve à la tâche, poursuivant un but qui ne sera jamais atteint. L’oubli, l’oubli de tout, et que le passé s’écroule !
Ces sensations, je les avais éprouvées jadis, quand j’avais vingt ans, dans les grandes solitudes, sous les palmiers des oasis sahariennes, aux portes des ksours, et je les retrouvais aussi vives, aussi fortes, après vingt ans écoulés, avec la philosophie en plus, celle qui pousse en même temps que tombent les cheveux.
L’extase dura longtemps et la nuit devait être fort avancée quand je rentrai au bordj. Je passai près de la chaumière du vieux curé ; une lampe y brûlait, et j’aperçus le bonhomme assis devant la Vierge manchote, un rosaire autour du bras.
« Buenas noches, padre ! » criai-je. Il fit un soubresaut, se retourna vivement avec un geste effaré, et je revis le petit cadre noir que j’avais remarqué déjà, le portrait de la sainte et martyre, sur le socle de la statuette.
Il poursuivait donc, lui aussi, sa chimère, et je me rappelai ce gentilhomme castillan, dont j’ai lu, je ne sais plus où l’histoire, que toute la ville admirait pour sa dévotion à Marie.
Dans sa chambre à coucher, il lui avait dressé un autel où brûlait une lampe perpétuelle. Il l’entourait de fleurs et, chaque soir, avant de se mettre au lit, s’agenouillait devant la douce image et la contemplait avec adoration.
C’était le portrait de sa maîtresse.
Le vieux curé se souvenait. Le cœur n’a pas d’âge et peut-être aimait-il encore et confondait-il dans sa sénilité le visage de l’amie de sa lointaine jeunesse avec celui de sa Vierge mutilée.
« Buenas noches ! buenas noches, señor, » répliqua-t-il avec quelque brusquerie, et il ferma son volet.
Le lendemain, nous étions de bonne heure dans la salle commune, car nous avions une longue étape devant nous. Un berger à mine rude écrivait laborieusement sur la table. Ayant appris le passage de voyageurs, il profitait de cette rare occasion pour mettre en ordre sa correspondance. Jamais courrier ne passe par Urvaza. Si par hasard on écrit, si l’on attend une réponse, il faut descendre à Alsasua ou à Subayrès. C’est à ce dernier village qu’il nous pria de jeter sa lettre dans la boîte, dont on fait la levée à peu près régulièrement tous les huit jours, sans répondre toutefois que les lettres arrivent jamais à destination.
Le petit garçon de l’amo entra au moment où nous nous délections d’un bol de lait.
« La misa, señores, la misa ! »
Nous allions l’envoyer au diable avec sa misa, mais nous nous rappelâmes que le padre nous avait prévenus la veille qu’il dirait sa messe à notre intention et l’avancerait même d’une heure, pour que nous puissions en profiter avant de nous mettre en chemin.
Il nous attendait, en effet, s’habillant lentement dans la sacristie, revêtant une aube de calicot d’un blanc douteux, et une étole si misérable que pas un séminariste, nouveau tonsuré, n’eût voulu s’en affubler.
Deux fidèles vinrent nous rejoindre dans la chapelle, le berger et la petite fille au brun minois. Elle était déjà à genoux, modestement, près de la porte de la sacristie, placée obliquement de façon à bien nous voir, et je vous certifie que le bon Dieu n’eut ce matin-là qu’une très minime part de son attention. Déjà coquette, comme une femme, bien qu’elle eût huit ans à peine, elle minaudait quand par hasard nous la regardions, et s’étant fait un éventail avec une feuille de son psautier, elle en jouait par habitude malgré la fraîcheur matinale.
Quant à son frère, d’une année plus jeune, il remplissait l’office d’enfant de chœur, et notre présence lui donna à lui aussi de si fréquentes distractions que le padre se vit contraint de le gourmander plusieurs fois. Il était si petit qu’il ne pouvait porter le missel pour le changer de place ainsi qu’il est d’usage, mais son père, quatrième et dernier fidèle présent, se chargeait de ce soin.
Il remplissait aussi les fonctions de sacristain. Je le vis allumer et éteindre les cierges et tirer une ficelle à gauche de l’autel ; un rideau de toile s’ouvrit alors, découvrant le corps d’un grand Christ enjuponné, que l’on recouvrit aussitôt après le sacrifice.
Il n’est guère possible d’imaginer rien de plus misérable et de plus naïf que cette chapelle du palacio d’Urvaza. Magots de bois affreusement peints, louches, manchots, décapités, culs-de-jatte, rebuts de boutique de bric-à-brac ; anges de cire avec des perruques de chanvre, et si vieux, que tous les traits du visage s’étaient effacés et fondus ; un extraordinaire triptyque qui pouvait aussi bien représenter une scène de l’Arétin, le massacre des innocents, le jugement dernier, que des nymphes s’ébattant sur la plage, car on ne distinguait qu’un fouillis de cuisses, de têtes et de bras ; des fleurs artificielles centenaires dans des vases ébréchés, une Vierge habillée d’une robe de mousseline à paillettes au travers de laquelle on distinguait les articulations de la poupée, portant au cou un chapelet de scapulaires et coiffée d’une tiare en papier doré. Elle foulait aux pieds le serpent tentateur qu’une ouaille ignorante avait cravaté d’un rosaire.
Tout ce catholicisme grossier, matérialisé dans ce qu’il y a de plus puéril, de plus laid et de plus grotesque, offrait un ensemble et des détails si ridicules qu’il était difficile de garder son sérieux. Mais la vue du pastor et du posadero agenouillés et courbés sur le sol, se frappant avec conviction la poitrine, nous rappelèrent aux bienséances, et nous mîmes à notre tour un genou sur la dalle humide, si humide que je dus le préserver par mon chapeau du froid contact, car il n’y avait, comme dans la plupart des endroits affectés ici à la prière, ni banc, ni siège, ni tapis.
Je ne sais si je gagnai la faveur du ciel, ce qui est certain c’est que je gagnai un fort rhume qui me poursuivit jusqu’à Soria.
Notre conduite, en tous cas, édifia le vieux curé, car quand nous allâmes prendre congé de lui, dans son jardin, où il arrosait ses choux, comme Dioclétien, avec une casserole, il quitta bien vite sa besogne pour nous serrer les mains avec une touchante effusion, nous appelant ses fils, ses chers fils. Il est vrai que nous lui avions remis au préalable deux pesetas pour les pauvres de sa paroisse, ce qui, assurément, avait dû contribuer à l’attendrir.