← Retour

Sac au dos à travers l'Espagne

16px
100%

XXXV
ROUTE DE MOTRIL

Nous quittâmes Grenade par une belle matinée de septembre en passant sous la vieille porte d’El Pescado, et après avoir traversé le Genil dont le large lit caillouteux et sec était déjà tacheté de groupes bruyants de lavandières frottant et ballant leur linge le long d’un mince filet d’eau, nous remplîmes nos gourdes à une auberge de ce vin du Val de Peñas qui met la joie au cœur et des muscles aux jarrets. Longue étape, ce jour-là ; nous voulions atteindre si possible Motril, à deux kilomètres de la côte, où nous trouverions un vapeur pour Malaga. Encore quinze lieues et notre voyage à travers l’Espagne se terminait après une marche de cinquante jours.

Nous nous croisons avec des files de mulets apportant le poisson de Malaga et de Motril, et de longues bandes de chèvres. Vingt à trente mille envahissent chaque matin les rues de la ville, traînant leur long pis devant chaque porte, bêlant lamentablement comme pour appeler la clientèle.

Bien des fois nous nous retournons pour saluer la belle Grenade dont la blanche silhouette s’étend sur les pentes de trois collines, au milieu de sa luxuriante campagne et de sa ceinture de villas enfouies dans des bouquets de verdure.

Malheureusement, toute cette riche vega est malsaine.

Armilla, la première bourgade que nous rencontrons, est annuellement ravagée par des fièvres putrides dont les villages voisins ne sont pas exempts.

Après Armilla s’étend une grande plaine sablonneuse. La campagne se dépouille de sa puissante verdure pour se couvrir de chardons comme la Manche.

A propos des chardons qui atteignent ici des dimensions colossales, il s’en épanouit quarante-deux espèces en Espagne, et il n’y a pas que les ânes qui en mangent, car l’une de ces espèces, l’alcarille, est appréciée des gourmets à l’égal de l’artichaut.

Un Christ de pierre, vêtu d’une jupe de velours bordée de paillettes d’or, se dresse au milieu de cette solitude. Des bouquets fanés et des ex-voto sont posés au pied de la croix. Une bonne femme nous dit que ce Seigneur Christ est très estimé dans le pays et fait de temps en temps des miracles. Il devrait bien faire pousser des pastèques dans cette plaine, car il y souffle une soif saharienne et l’on n’y rencontre pas une seule fonda.

Enfin, après deux heures de marche, nous atteignons Algendin, misérable bourgade bâtie sur un rocher. Une jolie paysanne renouvelle le vin surchauffé de nos gourdes et nous invite à prendre notre part d’une soupe au piment et à l’ail. Nous allions accepter quand un abominable marmot, frère ou neveu de l’aimable fille, tyran pouilleux et mal mouché, éternue dans le plat commun. Il ne faut pas être dégoûté en voyage, mais il est de ces détails qui enlèvent brusquement l’appétit le plus robuste ; aussi prenons-nous congé de notre jeune hôtesse en la remerciant de sa bonne intention.

D’Algendin l’on aperçoit pour la dernière fois Grenade. C’est de là, d’une place appelée El ultimo suspiro del Moro, le dernier soupir du Maure, que Boabdil vaincu et fugitif jeta un suprême adieu à sa belle capitale, à jamais perdue. Il pouvait distinguer comme une tache sombre dominant l’éclatante silhouette de la ville, les jardins de l’Alhambra et le Generalife où, sous de gigantesques cyprès que l’on voit encore, la belle sultane Zoréide donna tant de coups de canif dans le cœur de l’époux.

« Pleure ton royaume comme une femme, lui dit sa mère qui surprit des larmes couler lentement sur les joues du dépossédé, puisque tu n’as pas su le défendre comme un homme. »

Loin de la bourgade, en bas de la côte, dans une plaine entourée de rochers et au fond d’un ravin qui nous donne un peu d’ombre, nous mettons sac à terre. C’est le dernier déjeuner que nous ferons en plein air ; il est composé de ces excellents saucissons appelés chorizos, qui émoustillent les palais les plus blasés, et d’une poignée de figues fraîchement cueillies. Une sorte de paysan, à mine sauvage, en gilet et pantalon de velours, fusil sur l’épaule, débouche tout à coup d’une crevasse de rocher et nous regarde curieusement.

« Bonjour, hommes !

— Bonjour, homme ! »

Il s’avance. Nous lui tendons nos gourdes. Il boit une bonne gorgée à la régalade et, pour nous rendre la politesse, nous offre des cigarettes.

« Vous venez de Grenade ? Avez-vous rencontré des gardes civiques ? »

Il n’avait pas achevé que deux bicornes, enveloppés de coiffes blanches, surgissent à deux cents pas sur la route.

« Si fort intrépide que l’on soit en présence de toutes choses, disait plaisamment Dumas, on éprouve toujours en celle des gendarmes une vive satisfaction lorsqu’on est assuré qu’on n’aura rien à démêler avec eux. » C’était notre cas, bien qu’à l’étranger on ne soit jamais certain de ce qui peut survenir ; mais ce n’était pas celui de notre homme, car il battit prestement en retraite, en nous disant vivement :

« Silence, camarades. »

Et, le corps courbé, le fusil bas, suivant les sinuosités du ravin, il disparut dans les rochers.

Les gendarmes arrivaient paisiblement sur nous, la carabine à l’épaule. Ils nous hélèrent.

Nous pensions qu’ils allaient nous demander nos passeports.

« Avez-vous des cigarettes ? »

Nous n’avions pas encore allumé celles que le bandit venait de nous offrir ; nous les leur présentâmes.

L’un d’eux sauta dans le ravin.

« Ah ! vous déjeunez !

— A votre service ; il nous reste encore quelques chorizos.

— Merci, nous n’avons pas faim. Qu’est-ce qu’il y a dans vos gourdes, de l’eau ?

— Non, du vin. »

Ils firent un geste de dégoût.

« Vous êtes étrangers, seigneurs cavaliers ?

— Oui, seigneurs gendarmes.

— Vous êtes armés ?

— Oui, seigneurs gendarmes, avec d’excellents revolvers.

— Bonne précaution ! » remarqua sentencieusement le plus ancien.

Ils allumèrent leurs cigarettes, remirent l’arme sur l’épaule droite et partirent du pied gauche, militairement.

« Merci, seigneurs cavaliers, allez avec Dieu !

— C’est la grâce que nous vous souhaitons, seigneurs gendarmes. »

Après trois ou quatre pas, l’ancien, ayant réfléchi, s’arrêta pour nous crier :

« Avez-vous rencontré un particulier de mauvaise mine avec un gilet et un pantalon de velours ?

— Aucun Espagnol n’a mauvaise mine, répondis-je ; je n’en ai pas encore rencontré. »

Je pensais qu’ils allaient rire ; mais ils me regardèrent fièrement, en gens convaincus de la vérité de ma réponse, frisèrent leur moustache, redressèrent leur taille et continuèrent gravement leur chemin.

Chargement de la publicité...