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Sac au dos à travers l'Espagne

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XXIX
LA CAROLINA

Après le défilé de Despeñaperros, le plus sauvage et le plus pittoresque passage de la Sierra, on entre par Santa-Elena dans l’ancien royaume maure de Jaen. Le pays change subitement d’aspect. C’est la belle Andalousie avec ses lauriers-roses, ses orangers, ses chemins bordés d’aloès et de cactus, ses délicieux jardins, ses coins brûlés, les teintes violettes de ses horizons, son ciel plus bleu et ses femmes plus belles.

Nous nous en aperçûmes dès las Navas de Tolosa, où nous rencontrâmes un essaim de jeunes filles dignes de parer un harem, et surtout à la Carolina où les grands yeux noirs de notre jeune hôtesse nous retinrent vingt-quatre heures.

La Carolina est comme El Muradiel et Santa-Elena une des nuevas poblaciones de Charles III et de beaucoup la plus attrayante.

Bien bâtie, gaie et coquette, avec ses rues plantées d’arbres, ses places et ses artères principales à arcades, elle a de plus une garnison, agrément que semblent apprécier fort les beautés caroliniennes. C’est après les sauvages bourgades de la Manche un centre civilisé.

Cependant, à la première posada devant laquelle nous nous arrêtâmes, on nous refusa tout d’abord l’entrée. Une matrone, qui eût fait les délices de Balzac, cousait sur le seuil de la porte avec une petite Andalouse. Elles se lèvent, non pour nous rendre les honneurs, mais nous barrer le passage.

Il faut dire à leur excuse que depuis six semaines que nous arpentions les petits et les grands chemins, nos toilettes et nos visages n’étaient plus de première fraîcheur ; nos sacs, maculés, pendaient lamentablement sur nos épaules ; nos manches retroussées jusqu’aux coudes montraient des bras couleur de cuir de Cordoue, et, de plus, indépendamment de fortes triques, la crosse de nos revolvers au-dessus de nos ceintures, avec le manche de longues navajas, achetées à Santa-Cruz, ne nous donnaient pas la mine de paisibles touristes.

Bref, les hôtesses de la posada, intimidées et méfiantes, nous prenant pour des bandits, avaient « la frousse », selon l’expression pittoresque de mon compagnon, qui ne put s’empêcher de rire de la frayeur de ces dames.

« Pas de place ici, » dit résolument la matrone. Mais la demoiselle, apitoyée sans doute par la jeunesse de La Martinière et rassurée par la chevalière armoriée de son doigt, dit quelques mots en notre faveur à sa mère.

« C’est un douro ! reprit la mère, pensant nous effrayer par l’énormité du prix.

— Un douro, quoi ?

— La chambre et les repas.

— Mais cela nous va très bien. »

La matrone paraît surprise que de tels vagabonds puissent lâcher si aisément cinq francs pour le vivre et le couvert, et ses appréhensions augmentent. Aussi on nous installe dans une chambre à deux lits tout près de la porte, afin d’avoir sans doute plus de facilité à nous y jeter au premier méfait.

Il y avait un piano dans la chambre, un piano apporté à grands frais de Paris. A la Carolina, ce moderne instrument de supplice est encore une rareté, et voilà mon compagnon qui, toilette faite, se met à jouer tout son répertoire.

« Ces bandits me paraissent des caballeros, » dit la jeune fille.

On nous appelle pour le dîner ; on nous fait mine avenante. Une petite servante accorte nous indique, en nous présentant les plats, les meilleurs morceaux.

L’Andalou comme le Castillan est peu hospitalier, encore moins démonstratif ; mais, si la glace est rompue, il devient charmant.

Tous ces gens s’apprivoisent si bien, que nous passons la soirée en famille et qu’au lieu de rester seulement la nuit nous stationnons une partie du lendemain.

Oui, les grands yeux de la belle Claudia nous retinrent, et l’énorme tresse de soie noire qui tombait de sa nuque presque au-dessous des jarrets, et son pied chaussé de la pantoufle de Cendrillon, et sa main fine d’Andalouse.

Elle trouva tout naturel qu’on lui fît une cour assidue. Je crois même que sa mère et elle se fussent offensées s’il en eût été autrement, comme cette marquise d’Alcanizas dont parle la comtesse d’Aulnoy, qui avouait que si un cavalier restait en tête à tête avec elle pendant une demi-heure sans lui demander tout ce que l’on peut demander à une jolie femme, elle en eût éprouvé un si vif dépit qu’elle aurait volontiers poignardé le malhonnête.

« Et lui accorderiez-vous toutes les faveurs qu’il voudrait ? lui demanda-t-on.

— Ce n’est pas une conséquence, répondit la marquise ; j’ai même lieu de croire que je ne lui accorderais rien du tout, mais au moins je n’aurais aucun reproche à lui faire ; au lieu que s’il me laissait si fort en paix, je le prendrais pour un témoignage de son mépris. »

La séduisante Claudia n’eut sur ce point aucun reproche à nous adresser. Œil brillant, lèvres épanouies, étalant ses blanches quenottes, friandes de la grappe de vie, elle en écouta de toutes les façons. Elle paraissait être habituée du reste à cet encens brûlé sous ses charmes de seize ans et nous ne retirâmes de nos madrigaux que le plaisir qu’ils lui faisaient. C’est que la galanterie, cette spécialité des races latines, le culte de la femme qu’on ne rencontre vraiment que là, n’est pas chez l’Espagnol, comme chez le Français et l’Italien, une distraction et un passe-temps, c’est un besoin de sa nature. « L’Andalou courtiserait jusqu’à sa grand’mère, » dit le proverbe.

Nous eussions volontiers passé une semaine à courtiser non la grand’mère, mais la petite-fille, mais il fallait nous arracher aux chauds effluves de ses yeux noirs, et nous prîmes congé de toute la famille qui nous reconduisit jusqu’à la porte qu’on refusait de nous ouvrir la veille, avec poignées de main et des Vayan con Dios vingt fois répétés. Et au coin de la rue, nous nous retournâmes pour voir une dernière fois la brune señorita qui avait, comme les filles de l’Andalousie, « le soleil dans les yeux, l’aurore dans le sourire, le paradis dans son amour », et, agitant son mouchoir, eût peut-être, ainsi que l’hôtesse arabe, bien voulu nous retenir.

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