Sac au dos à travers l'Espagne
XXXI
GRENADE
« Grenade, coin du ciel, plus éclatante que la fleur, plus savoureuse que le fruit dont elle porte le nom ! » Ce n’est pas moi qui parle ainsi, je vous le jure ; je me contente de citer un dicton. Mais si Grenade possède la saveur du fruit et l’éclat de la fleur, elle est loin d’y joindre les parfums.
Par le fait, comme la plupart des villes espagnoles, Grenade est infecte en été. Le drainage défectueux, insuffisant, fait des délicieux jardins qui enveloppent ses faubourgs, des réceptacles d’égouts et des foyers d’infection. De plus, l’eau y est impure à cause des infiltrations putrides. Pour obvier au mal, une somme de quinze millions a été dépensée ou plutôt gaspillée sans grands résultats par une municipalité ignorante ou grapinarde.
La capitale de Boabdil, qui comptait au quinzième siècle soixante-dix mille maisons, n’a pas aujourd’hui soixante-dix mille habitants. Sur ce nombre, le choléra de 1855 en tua plus de dix mille en trois mois, de juillet à fin septembre, tandis qu’il ne faisait aucune victime dans sa voisine Cordoue. Il y eut en un seul jour neuf cent treize décès. Les cercueils manquèrent ; les mêmes durent servir à quantité de voyages. On y mettait les corps, on les versait dans la fosse et les bières vidées se remplissaient pour de nouveaux transports.
Les fossoyeurs, découragés et effrayés, renoncèrent à la besogne ; ils s’enfuirent du cimetière laissant trois cents morts sans sépulture. En vain la municipalité fit appel aux ouvriers, aux bourgeois, à toute la population. Personne n’osait approcher du charnier, et pendant onze jours se putréfiant sous l’ardent soleil, il accrut la peste de la ville.
Enfin un capitaine de la garnison se dévoua. A la tête de ses hommes il procéda à la lugubre, répugnante et redoutable besogne, donnant le premier l’exemple, charriant cet amas de corruption, et, par un héroïsme plus admirable que celui des champs de bataille, contribua à délivrer la cité. Les cadavres, entassés dans de larges fosses, furent brûlés dans la chaux vive.
Il y a trois choses remarquables à Grenade : l’Alhambra, le Generalife et l’Albaycin, quartier des Gitanos.
L’Alhambra et le Généralife, dont le nom signifie Maison des fêtes, m’avaient été trop vantés pour que je ne les trouvasse pas au-dessous de leur réputation ; en revanche, l’Albaycin me parut pittoresque et étrange au delà de ce que je me l’imaginais ; je parle du lieu et non des habitants qui sont la plus belle collection de sacripants et de drôlesses que l’on puisse rencontrer. Mais, avant de faire connaissance avec ces descendants dégénérés d’une race de forbans aux grandes allures, nous courûmes longtemps par la ville à la recherche d’une vraie danse espagnole.
Je commençais à croire qu’il en était des cachuchas et des fandangos comme des biftecks saignants à l’anglaise, c’est-à-dire une invention purement parisienne, lorsque le hasard nous conduisit dans les environs de la Viuda de Pena, à la porte d’une sorte de café d’honnête apparence. Comme nous hésitions à entrer, jetant un coup d’œil dans l’intérieur à peu près vide, un caballero qui fumait une cigarette sur le pas de la porte nous dit que la représentation ne tarderait pas et que dans cinq minutes au plus la salle serait comble.
Nous voici installés en face d’une bouteille de Mancenilla qui est bien le plus insipide vin que j’aie jamais bu et qui est prisé là-bas à l’égal du champagne, et nous attendons une longue demi-heure que les tables se garnissent peu à peu, sans nous douter que nous allions rassasier notre vue de fandangos, de cachuchas, de jotas et autres ragoûts mimiques au piment andalou.
Qu’à côté de ces danses encolorées et chaudes les nôtres semblent puériles et fades ! Chez nous les jambes seules fonctionnent et c’est à peine si quelque hanche audacieuse ose montrer qu’elle est en vie. Là-bas, tout le corps palpite, s’agite, se trémousse de la tête aux talons, des lèvres à la croupe, des épaules au bout des doigts, de la prunelle au ventre. Chaque organe a son rôle dans la scène amoureuse que la grâce de la femme poétise malgré sa lascivité.
Et quand on songe que c’est encore aux Arabes que l’Espagne doit ces poèmes mimés, le sage ne peut que s’incliner devant le grand Mahomet, qui seul entre tous les fabricants de religion ait intelligemment et humainement compris les plaisirs de la vie !
Ainsi que dans les flamencos de Madrid, les danseuses se rangèrent sur une grossière estrade contre un fond de muraille blanchie à la chaux. Mais qu’importe le cadre à de pareils tableaux ? Malheureusement l’inintelligente vanité féminine gâte la mise en scène. La rage de suivre des modes inappropriées au climat, au pays et aux êtres fait partout son inepte irruption. La coquette et séduisante jupe courte de Rosina s’est allongée jusqu’à cacher sa fine cheville, et sa délicieuse mantille est détrônée par le stupide casque en carton. Couleur locale, que deviens-tu ? Les jaunes dames de Yego s’affublent comme nos blanches mondaines et les manolas de Grenade et de Séville ne se distinguent plus des rôdeuses de la Villette.
Il y a quelque trente ans, Mérimée écrivait de Grenade : « Ici on ne voit plus guère que des costumes français. Hier, aux Taureaux, il y avait des chapeaux. » Chapeaux d’hommes et de femmes, on peut ajouter que maintenant on ne voit pas autre chose.
Néanmoins les anomalies et les réformes maladroites de la toilette ne peuvent enlever l’éclat des yeux, la piquante étrangeté de la physionomie, l’opulence des cheveux et la pourpre des lèvres ; et, parmi les six ou sept almées de l’estrade, il s’en trouvait de vraiment charmantes, jeunes beautés dans toute la pureté du type castillan.
Pas bégueules, d’ailleurs, et acceptant sans façon les cigarettes et les verres de vin de Mancenilla que nous leur fîmes passer. L’intérêt du patron était visiblement le mobile de leur bonne volonté, car, bien que chacune d’elles s’emparât de deux ou trois verres à la fois, comme si elle se sentait dévorée d’une soif saharienne, elle y trempait à peine ses lèvres, en répandait la moitié par terre avec désinvolture et rendait le reste au garçon.
Pendant les entr’actes, quelques-unes, répondant à notre appel, vinrent s’asseoir à notre table, ne touchant encore au vin qu’elles se faisaient servir avec abondance que pour rendre le salut. Il est digne de remarquer combien toutes ces cabotines et ballerines espagnoles sont sobres et peu gourmandes à l’encontre de leurs congénères des nations plus raffinées, et je me demande si jamais aucune a songé par ses excentricités à mettre ses amants sur la paille.
Pendant que nous causions, l’une d’elles nous prévint qu’à une table voisine un caballero désirait boire à notre santé. C’était notre garçon de chambre de la Casa de Huespedes qui levait son verre, nous faisant gracieusement signe qu’il le portait en notre honneur à ses lèvres. Nous lui rendîmes son toast muet, et il salua avec une dignité d’alcade.
Bien entendu, chacune de ces filles a son novio, amant de cœur qui la surveille de près. Il est là, dans la salle, fronçant le sourcil et faisant bonne garde, tenant d’une main sa cigarette et de l’autre caressant au fond de sa poche sa bonne lame de Tolède fabriquée à Berlin, car il est jaloux en diable. Le seigneur garçon d’hôtel devait être l’un de ces élus.
Si la fille est toute jeune, débutante et jolie, le plus souvent l’entrepreneur du spectacle la garde et la tient sous clef. Quelques-uns en ont ainsi trois, quatre et même plus pour leur usage particulier, restant des modes musulmanes que beaucoup apprécieront.
Ces pauvres filles sont logées, nourries, entretenues enfin, à condition qu’elles ne mettent jamais leur joli nez hors de la taverne. Vous pensez si l’envie les en démange par les chaudes nuitées. Mais l’impresario ouvre l’œil.
Toute brebis échappée ne rentre d’ailleurs plus au bercail. Rien de commun, vous le voyez, avec le Bon Pasteur.
Une mignonne petite créature de quinze ans, dont le pas de cachucha nous avait remplis d’enthousiasme, n’eût pas demandé mieux que de prendre la clef des champs, mais par son talent naissant elle aidait à vivre une aïeule infirme et nous n’avions, mon compagnon et moi, ni le désir coupable d’arracher les enfants à leur mère, ni les moyens de faire des rentes à la vieille señora.
Avec nos malles qui nous attendaient à Grenade, nous avions renouvelé notre équipage ; aussi nous prenant pour des mylords anglais prêts à toutes les extravagances, ces demoiselles nous reconduisirent-elles jusqu’à la porte, bravant les regards furibonds des habitués jaloux.
Elles nous firent promettre de revenir, promettant de leur côté d’être libres le dimanche suivant et, après la sainte messe, de nous consacrer leur loisir. Leur ambition se bornait à se montrer en voiture découverte dans les faubourgs de Grenade et leurs rêves de gourmandise à tremper des azucar esponjados dans les limonades glacées.
Mais le temps qui pressait et le dieu hasard, souverain des voyageurs, nous privèrent de ces distractions honnêtes et peu coûteuses comme toutes les pures joies.