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Sac au dos à travers l'Espagne

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LOGROÑO

Depuis notre entrée en Espagne, nous avons traversé de merveilleux paysages, d’abord en côtoyant le golfe, puis, à mesure que nous nous enfoncions par les chemins de la montagne, le panorama se déroulait pittoresque, varié ; villages enfouis dans des nids de verdure, bourgades échelonnées sur les flancs d’un mont, vieux ponts croulants jetés sur des abîmes.

Mais passé Estella, la scène n’est plus la même, l’aspect du pays change presque subitement ; la végétation diminue ; de grandes roches à aiguille se dressent çà et là au milieu de bouquets de chênes qui vont en s’éclaircissant.

Après la Navarre, nous entrons dans la vieille Castille. Ce sont des montagnes arides, des bourgades qu’on aperçoit tout à coup comme des forteresses arabes au sommet d’un pic, sans un arbre, sans un brin de verdure, le pays brûlé. Mais dans une trouée, une crevasse du roc, au fond d’un vallon reparaît tout à coup la luxuriante flore des chaudes régions, vignes, figuiers, oliviers. Il semble que le sol séché et grisâtre ait craqué, laissant de longues déchirures où la végétation s’entasse comme si la nature féconde voulait se dédommager de la stérilité d’alentour. D’Estella à Logroño, la route large et soutenue par des travaux de maçonnerie a dû coûter gros, vu les accidents de terrain. L’Espagne est sillonnée de ces belles routes ne servant guère et se détériorant de distance en distance par morceaux qui s’effritent et s’écroulent. Les Espagnols qui voyagent soit à pied — et ils sont rares — soit à cheval ou à mule, prennent autant que possible les chemins de traverse. C’est ce que nous faisions généralement, laissant la voie royale aux piétons sybarites qui craignent de s’échauffer par les sentiers raboteux. Reste la diligence qui s’arrange comme elle peut. Quant aux cantonniers, ils en prennent à leur aise et travaillent à leurs heures. « Le cantonnier en Espagne, disait plaisamment le vieux Dumas, voyageur fantaisiste, est un individu qui a pour mission, drapé dans un grand manteau amadou, de regarder passer les gens. » Le fait est qu’ils ont chacun trois kilomètres à entretenir, en plein soleil, travail terrible pour un Espagnol. De six kilomètres en six kilomètres, on leur a bâti de petites maisons pour deux familles. Dans les grandes plaines désolées de la Manche, dans les gorges profondes des Sierras, je me suis demandé bien souvent ce que pouvait faire la femme livrée à la solitude tout le jour. Il est vrai qu’il y a la marmaille, graine absorbante, les visites des bergers du voisinage, le passage des coches et des muletiers. Quelques-unes vendent en cachette, car l’administration le leur défend, de l’aguardiente à un sou le verre ; maigre ressource, le débit d’une bouteille est une affaire qui demande du temps.

Nous en avons rencontré une dans la Sierra Morena qui nous offrit l’hospitalité : bon feu et gîte passable ; quant au reste… le mari le saisit. C’était une belle luronne de vingt-cinq à vingt-six ans, brune à souhait, aux seins dodus, méritant mieux que l’incessant tripotement d’un affreux marmot qui semblait payé pour les déformer. Elle baragouinait un peu de français, et nous raconta au souper, non entre la poire et le fromage — le luxe du dessert n’ayant pas encore pénétré dans la Sierra — mais entre la soupe à l’huile alliacée et le vin goudronné, qu’elle avait été jadis servante dans une fonda de Logroño, et qu’un caballero français des mieux tournés lui avait proposé de l’emmener là-bas, là-bas, tra los montes. Elle faisait de grands gestes avec la main pour indiquer que la France était à ses yeux si éloignée, qu’elle se perdait dans l’espace. Le cantonnier écoutait d’un air admiratif le jargon pour lui incompréhensible de son épouse tout en fumant philosophiquement sa cigarette.

Nous demandâmes à la jeune femme s’il était jaloux. Elle leva les yeux au ciel avec un geste expressif.

Il a chassé malhonnêtement le padre du village voisin parce que le saint homme venait ici en son absence.

Sur la poitrine velue du mari s’étalent cependant un scapulaire fort crasseux et deux ou trois médailles de cuivre usées, indice d’un long usage, et qui eussent dû témoigner de plus de confiance de sa part. Mais, en Espagne, catholicisme n’implique pas cléricalisme. En nombre de provinces, on est froid pour le prêtre tout en fanatisant chaudement au pied de l’autel ; on ferme sa porte à l’apôtre, d’autant plus qu’on a jolie femme, mais on écoute dévotement le sermon.

L’abolition des dîmes, le désamortissement des biens du clergé, la suppression des couvents, la sécularisation de l’enseignement ont été partout accueillis avec enthousiasme, et cependant pas de peuple ne s’agenouille avec plus de foi devant les images et n’invoque avec plus de ferveur la Virgen Santissima, ne baise plus dévotement ses chapelets et ses agnus.

Logroño est une ville de quinze à vingt mille âmes, avec une garnison qui m’a paru nombreuse ; elle n’offre de curieux que ses églises et quelques vieilles rues. Nous avions une lettre d’introduction pour le gouverneur, appelé ici brigadier général. Il ne nous fut donné de voir que son premier aide de camp, que nous rencontrâmes sur une promenade assez sèche et poudreuse appelée las Delicias, où lui seul, superbe garçon, semblait faire en effet les délices d’un groupe animé de jeunes señoritas.

Après l’absorption de consommations à la glace — pour la confection desquelles les limonadiers espagnols n’ont pas de rivaux — nous gagnâmes le comedor, où nous trouvâmes la banalité commune à tous les hôtels.

Seulement, pas de garçon. De jolies filles fort dégourdies les remplaçaient avantageusement.

De la salle à manger j’aperçois les deux étranges flèches guillochées de l’église de Santiago, où se fonda, dit-on, l’ordre de chevalerie de ce nom. De gros nids de cigognes sont accrochés à chacune des aiguilles et, perchées sur le bord, elles claquent mélancoliquement du bec. En bas, dans la rue étroite, monte le chant doux et un peu traînard de jeunes filles qu’accompagne un tambour de basque, musique bientôt couverte par les aigres disputes des servantes de l’hôtel qui, avec la verbosité méridionale, s’apostrophent abominablement au sujet d’une carafe cassée.

Après dîner, le hasard me pousse dans une antique petite église d’extérieur assez misérable ; mais quel luxe au dedans ! Luxe de vieux tableaux surtout ; l’un presque dissimulé dans un coin sombre attira spécialement mon attention. Il représentait une sainte à robe montante jusqu’au menton, avec un voile couvrant le front et les épaules, ne laissant à découvert que les mains et le visage, mais dans un drapement si savamment voluptueux qu’il valait toutes les splendeurs du nu. C’est Rose de Lima. Agenouillée, bras en croix, corps en arrière, dans l’extase, elle semble jouir par avance de célestes béatitudes. Et il y a de quoi, car un beau séraphin accourt impatient, perçant les nues pour lui apporter une couronne de roses. Sur le divin corps de la sainte pâmée, l’artiste a collé, comme une draperie mouillée, sa robe de dominicaine, dessinant avec une telle exactitude les provocantes ampleurs des hanches et les contours du ventre et des seins que, dans la pénombre, elle semblait entièrement nue. Un voile sombre comme une chevelure noire couvrant ses épaules jusqu’à ses rotondités postérieures complète l’illusion. Jamais lascive abbesse posant pour la chaste Suzanne aux yeux ravis de quelque Rubens monacal ne fut plus scrupuleusement et plus amoureusement peinte. Le visage, surtout, est remarquable d’ardente passion. En s’approchant, on distingue de petites touffes crépelées d’un blond vénitien s’échappant de chaque côté du voile, près de la mignonne oreille. Il était visible que la belle créature avait exigé de l’artiste admirateur ce sacrifice à la sincérité du costume pour paraître plus séduisante. L’œil bleu foncé se noyait dans la jouissance extatique ; la bouche entr’ouverte aux lèvres sensuelles humait des plaisirs inconnus aux humains.

« Eh bien, voilà comme j’aime les saintes ! » m’exclamai-je in petto, pour ne pas profaner le lieu sacré.

Le vieux sacripant de bedeau qui m’examinait, lut sans doute ma pensée dans mon œil.

« Ah ! dit-il en soupirant, on n’en fait plus dans ce goût-là. »

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