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Sac au dos à travers l'Espagne

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XXII
LA VIERGE EN CHEMISE ET LE CHRIST EN JUPON

Une des singularités de la plupart des vieilles cités espagnoles, ce sont des rues entières dont de chaque côté, les fenêtres barricadées par d’épais grillages, le plus souvent en saillie, donnent l’aspect attristant d’une succession de petites prisons. Mais dans les quartiers riches, les réjouissantes enluminures des façades mitigent cette impression pénible. Les méridionaux raffolent des fresques et des trompe-l’œil : fleurons, rosaces, mascarons, médaillons, fifres et hautbois, guirlandes de fruits, de fleurs et d’amours, Vénus et Apollon, cornes d’abondance, Cérès et Pomone, voltigeant dans des flottements d’écharpes diaphanes, courent des frises au rez-de-chaussée. L’amour du décor est porté si loin qu’on peint de fausses portes, de faux volets, des colonnades, des balustres, de fausses grilles[11].

[11] Les Italiens surpassent sous ce rapport les Espagnols. Non seulement ils imitent à la perfection une fenêtre ouverte, mais ils la garnissent souvent d’une belle dame qui tient un bouquet et sourit aux passants.

Pour en revenir aux portes barrelées de fer et aux grilles véritables, l’on se demande comment, avec de semblables précautions, une fille bien née et si bien gardée peut perdre son capital. Avec ce luxe de ferronnerie, les mamans dorment sur leurs deux oreilles, oubliant qu’à l’âge de leurs filles elles les gardaient ouvertes et qu’il n’y a ni grille ni verrou qui tiennent quand l’amour, plus que les puces, commence à démanger.

C’est ainsi que, par de chaudes soirées d’août, j’aperçus plus d’un joli minois avec des allures inquiètes de l’oiseau en cage, aspirant à la liberté.

Une nuit, entre autres, que mon pied se foulait aux cailloux pointus de la rue tortueuse et déserte, je découvris un élève de l’École militaire de Tolède, adolescent imberbe, filer, près d’une fenêtre basse, ce qu’on appelle, je ne sais pourquoi, le parfait amour, vu qu’il est fort imparfait.

Un grillage serré laissait juste une petite place pour une toute petite main, et celle-ci l’occupait de son mieux. Elle passait, se retirait, puis repassait encore pour se livrer à des lèvres goulues. Quel appétit, mon futur capitaine ! A cet âge on a de telles faims, et n’avoir qu’une main sous la dent !

Le reste du plat était des plus croustillants et apéritifs, autant que j’en pus juger par une inspection rapide ; chaussé que j’étais d’alpargatas, le couple absorbé ne m’entendit pas, et je distinguai dans un fond intense d’ombre, grâce à une lanterne urbaine, la blanche esquisse d’une ravissante fillette, que l’amour, quand tout dormait, tenait éveillée. Elle me vit et, retirant brusquement sa main, disparut dans les ténèbres, comme l’image fugitive du bonheur.

Le jeune affamé, qui pourtant ne se repaissait que d’un festin de Tantale, me jeta un regard sombre, furieux de ce que j’eusse interrompu une seconde la frénétique succession de ces bouchées illusoires.

Mais d’autres pas s’approchaient et une voix, celle du veilleur de nuit, retentit dans le silence :

« Ave Maria carissima ! Il est minuit. Le temps est serein. »

Minuit ! Tout le monde dort à Tolède.

Pas une lumière aux balcons.

L’amoureux jugea qu’il était temps de partir.

« A dimanche, dit-il, amiga de mi alma. »

Je n’entendis pas la réponse, mais je compris bien que c’était à la cathédrale qu’on se donnait rendez-vous.

Cela m’amène à en parler, mais je veux dire préalablement un mot de la synagogue, la seule que possédèrent les juifs d’Espagne.

Tolède fut, en effet, la ville bénie des tribus d’Israël, et bien que les membres en soient à peu près disparus, — je parle des juifs judaïsants, — l’on y rencontre à chaque pas le type de la race dans toute sa pureté.

Ils devaient la faveur spéciale dont ils jouissaient à la tradition qui prétend que les juifs de Tolède, consultés par le grand prêtre Caïphe, votèrent l’acquittement de Jésus.

D’après les historiens, cette synagogue était une merveille architecturale de l’art oriental. Les Maures la transformèrent en mosquée. A leur expulsion, elle passa au culte catholique, et finalement fut mutilée et dépouillée de toute richesse artistique sentant le juif ou le Sarrasin, par une prêtraille imbécile secondée par l’ignorante et fanatique canaille.

D’une antiquité respectable, la cathédrale subit, comme la synagogue, diverses destinées, mais échappa au vandalisme. D’église elle devint mosquée, pour redevenir église. C’est maintenant la primatiale et l’une des plus riches du royaume. Immense et magnifique, ses cinq nefs produisent sur tout ce qui n’est pas absolument anglais ou philistin la plus profonde impression. Cent fois, de plus autorisés que moi l’ont décrite, aussi n’insisterai-je pas sur les merveilles qu’elle contient, mais ce que vous ignorez peut-être, c’est que la bonne Vierge Marie en personne la visita.

Vous me croirez si vous voulez, la chose est authentique, et il n’y a pas à hausser les épaules et à dire : « Mon bel ami, vous nous en contez », puisque je l’ai vu. Oui, j’ai vu l’endroit précis où la sainte Vierge s’arrêta après son voyage du ciel à Tolède. Le sacristain, personnage digne et grave, m’a montré l’empreinte de son pouce sur la pierre où elle posa le pied, pierre religieusement enchâssée dans le mur. Si vous ne me croyez pas, allez-y voir. Vous trouverez même l’inscription gravée qui l’atteste :

Cuando la Reina del Cielo
Puso los pies en el suelo
En esta piedra los puso.

« Quand la Reine du ciel posa le pied sur le sol, c’est sur cette pierre qu’elle le posa. » Il faut croire qu’elle était fatiguée du voyage, car elle pesa lourdement.

Comme bien vous le supposez, les Tolédains furent excessivement flattés de cette bonne visite. Mais dans l’impossibilité de la lui rendre ils ont tenu à lui prouver leur gratitude, et par de petits cadeaux entretenir cette amitié distinguée.

Dans une chapelle belle comme un rêve des Mille et une Nuits, ils parèrent leur Vierge comme jamais sultan amoureux ne para l’odalisque chérie. Ils lui achetèrent les plus riches écrins, la plus somptueuse des garde-robes. Certaines de ces jupes sont chargées de pierreries d’une valeur de plusieurs millions de réaux. A chaque fête de l’année, on renouvelle sa toilette, on lui change de robe, de diadème, de boucles d’oreilles, de bagues, de collier.

Le grand luxe des dames espagnoles consistant principalement en bagues, il est tout naturel que la Dame du Paradis en soit chargée.

Vous avouerez avec moi que les bons Tolédains ne pouvaient mieux faire les choses et montrer plus décemment combien ils étaient sensibles aux excellents procédés de la Mère de Dieu.

En m’extasiant devant cette splendide toilette, l’idée me vint de demander si le trousseau était complet, si enfin en lui changeant de robe on lui changeait aussi de chemise.

Le sacristain que j’interrogeai timidement me répliqua, indigné de mon doute :

« Une chemise ! certainement elle a une chemise, et toute brodée de fleurs d’argent.

— Ah !

— Oui, monsieur, et je vous prie de croire qu’elle est aussi propre que le reste. »

Le reste ! quel reste ? Le fonctionnaire avait une mine si rébarbativement dévote que je n’osai pousser plus loin mes investigations.

A côté d’une aussi somptueuse Vierge, le pauvre Jésus fait triste figure, sur sa vieille croix de bois, affublé de son jupon qu’on change, j’espère, aussi quelquefois.

Que n’est-il venu rendre visite, comme sa mère, à la cathédrale de Tolède !

Devant cet inconvenant jupon, je me suis remémoré le mot de Diderot : « L’indécent n’est pas le nu, mais le troussé, » car il me semble placé là tout exprès pour donner une furieuse envie aux curieuses petites Espagnoles de le trousser pour voir ce qu’il y a dessous.

Ce jupon, dont on affuble non seulement Jésus, mais les deux larrons qui le flanquent, est un obstacle sérieux à l’investigation que citait Fra Gabriele de Barletta, l’une des lumières de la chaire au quinzième siècle, et dans les sermons macaroniques duquel la Fontaine tira, dit-on, sa fable des Animaux malades de la peste. Prêchant à Naples pendant un carême, il raconta aux dévotes extasiées que la belle Samaritaine reconnut Jésus-Christ à trois choses : son vêtement râpé, sa barbe blonde et sa circoncision.

Voilà qui était pousser un peu loin l’examen !

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