Sac au dos à travers l'Espagne
XLIV
CADIX
Les circonstances m’obligèrent à descendre à la fonda de Europa d’où un hôtelier à cheval sur les mœurs expulsa jadis Alexandre Dumas père pour cause de trop de facilité dans ses liaisons féminines, et j’eus l’honneur de coucher dans la chambre qu’occupa une seule nuit l’illustre romancier. Dumas n’eut qu’à se féliciter d’ailleurs de cette sévère mesure, car à la pudibonderie chrétienne l’hôtelier joignait, ce qui est fréquent, une friponnerie tout hébraïque.
Les propriétaires ont changé. Les étrangers sont bien accueillis. On y vit bien et à bon marché, comme d’ailleurs dans toute l’Andalousie. Mais la cuisine y est française, et j’ai la manie de peu priser à l’étranger ce que j’estime à la maison.
Ce n’est pas la peine d’aller à Cadix pour se voir servir, en grande pompe, des biftecks aux pommes ou des côtelettes Soubise, par des messieurs en habit noir. Un vulgaire puchero, une olla podrida apportée sur un coin de table par une accorte gaditane eussent été plus de mon goût. Je suis de l’avis de Montaigne : « Je pérégrine non pour chercher des Gascons en Sicile, j’en ai laissé assez au logis ; je cherche des Grecs plutôt et des Persans… » Je cherchais de vrais Espagnols, mais il paraît qu’il n’en est plus guère : ils sont devenus Bordelais. C’est ainsi qu’au pays du vin par excellence, on vous sert du bordeaux à table. Il est fabriqué dans quelque officine allemande ; il ne vaut rien, on le paye fort cher, mais le snob est satisfait. Ah ! les snobs ! ils envahissent et gâtent le monde.
Depuis que les voyages sont devenus faciles, sur cent touristes on se heurte aux préjugés de quatre-vingt-dix-neuf philistins.
Bref, en la fonda de Europa on se croirait en un hôtel du voisinage de la Bourse, sans la petite chapelle où les demoiselles de la maison entretiennent devant une Vierge luxueusement habillée une lampe perpétuelle, et une vieille señora dans l’infortune qui, au dessert, fait le tour des tables, offrant aux convives des scapulaires, béat petit commerce que je soupçonnais fort en couvrir un plus profane.
La ville est gaie, propre, bien bâtie. Ses rues étroites, bordées de maisons hautes, débouchent presque toutes aux deux extrémités sur la mer qui l’entoure, à l’exception de l’isthme long et étroit qui la rattache à San-Fernando. Les étages sont formés d’élégantes miradores et les toits en terrasse, de coquets belvédères. Elle est célèbre par la splendeur de ses nuits et la beauté de ses filles. Même en Espagne on dit : « Les nuits de Cadix. »
Les Nuits de Cadix ! un joli titre de roman à sérénades. De sérénades il n’y en a plus, non plus d’échelles de soie, ce qui n’empêche pas l’amour de courir les rues par l’entremise des procureuses.
Nous trouvons justement à la porte de l’hôtel une gitana aux yeux flamboyants qui guettait notre sortie. Bien qu’elle fût maigre comme une bonne jument du Haymour, elle était encore assez jeune et passable pour battre pour son compte les buissons de Cythère ; mais veuve et chargée de famille, elle ne travaillait que pour autrui.
Retirant de son doigt une bague comme dans les vieux romans espagnols, elle nous la présenta, non pour nous l’offrir de la part d’une señora prise subitement du mal d’amour, mais pour nous la vendre.
Ce commerce de l’unique bijou qu’elle possédât ne servait qu’à en couvrir un autre, car continuant à tenir sa bague du bout des doigts, elle nous raconta confidentiellement qu’elle connaissait deux señoritas muy hermosas et muy jovenes (très belles et très jeunes) qui raffolaient des seigneurs français.
Nous venions à peine de nous en débarrasser qu’un drôle de quinze à seize ans nous accoste. Cette fois, c’est un Murillo. Excellente occasion ; le dernier. Soixante douros.
« Merci, nous en avons acheté trois grosses à Séville. »
Le chenapan nous regarde effaré.
« Voulez-vous des costumes de gitanas ?
— Tu nous offriras cela au prochain carnaval.
— Ah ! vous serez partis ! Alors achetez une navaja de Santa-Cruz, dit-il en tirant un couteau de sa poche.
— Nous en revenons.
— Une de Tolède ?
— Elle est fabriquée à Berlin.
— Justement ; ce sont les bonnes lames. »
Il fait mine de se fouiller pour chercher le couteau et sort un petit cahier de photogravures obscènes, qu’il nous ouvre discrètement.
« Va porter ça au padre qui passe là-bas.
— Oh ! il les connaît, riposta le rufian sans sourciller, je lui en ai déjà vendu. »
Et plus bas : « Je puis vous procurer des niñas muy baratas (des jeunes filles très bon marché). »
C’est, je crois, une des spécialités de l’Espagne que ce courtage fait par des adolescents. Les niñas, pas n’est besoin de l’ajouter, sont des demoiselles de corps de garde qui ont fait la joie de plusieurs générations de troupiers.
« J’ai une jolie petite sœur…, continua cet industriel d’avenir.
— Va-t’en, ignoble gredin.
— Si vous la voyiez !…
— Prends-la pour toi.
— C’est déjà fait, riposta-t-il cyniquement, mais je la prête. »
Il ne se découragea pas, et voyant que ses offres séduisantes se heurtaient vainement au triple airain de notre vertu, il s’offrit finalement comme guide pour visiter la cathédrale et autres lieux sanctifiés.
Après les splendeurs monumentales et les richesses archéologiques de Tolède, Cordoue, Grenade et Séville, Cadix ne peut rien offrir de vraiment intéressant. Sa cathédrale ne date que du commencement du dernier siècle ; elle est lourde, bizarre, construite de telle sorte qu’elle paraît étroite et rétrécie, bien que d’énormes dimensions.
Comme à Cordoue, j’y vis célébrer un service bruyant et pompeux devant les nefs vides. La foi s’en va, mes frères, la foi s’en va !
Mais le soir, le hasard m’ayant poussé de ce côté, non à la recherche des vérités de l’Évangile, mais de réalités plus palpables, je suivis un troupeau pressé de dévotes qui allaient fêter je ne sais quel apôtre à grands coups de confiteor, car, s’étant accroupies deci, delà en tas noirs, elles commencèrent toutes à se frapper la poitrine en chœur, tandis que les vieilles, chargées de plus de péchés que les autres et ne pouvant plus en commettre, poussaient de regret ou de repentir des petits gémissements du plus réjouissant effet.
A un moment, la scène devint si comique que pour conserver mon sérieux et ne pas me faire chasser par une escouade de badauds scandalisés, je dus détourner les regards de ce spectacle burlesque ; et un autre, non moins intéressant, attira mon attention.
Deux très jeunes prêtres, de cet âge impétueux où l’on réserve d’ordinaire au dieu Pan ses plus ardentes offrandes, s’étaient humblement agenouillés côte à côte près du bénitier de la porte principale, comme deux coupables honteux, ne se sentant pas dignes de souiller de leur présence le sacré sanctuaire. Mains jointes, lèvres marmottantes, ils faisaient mine de prier. Mais s’ils récitaient des oraisons, ce n’était pas à coup sûr à l’Esprit saint, mais plutôt à la chair endiablée. Postés de telle façon que nulle ouaille entrant ou sortant n’échappait à leur examen, yeux modestement baissés quand s’approchait du bénitier une paire de culottes ou le pas saccadé de quelque vieille, ils les relevaient aussitôt quand, sous une jupe frétillante, émergeait d’un soulier sans empeigne le bas blanc d’un pied mignon.
Je m’imaginais d’abord en ma simplicité d’âme qu’ils faisaient l’espionnage pour un mari cocu et jaloux, une mère méfiante, un père barbare, mais je reconnus bientôt à l’air suppliant des apôtres qu’ils demandaient simplement l’aumône aux compatissantes señoritas, non l’aumône métallique et vile, ni le morceau de pain et la tranche de saucisson qu’on jette en le sac profond du frère quêteur, mais celle de chair fraîche, le froment fécond de la vie, la franche lippée d’amour.
Si jamais je me fais curé, ce sera curé espagnol. C’est encore un bon métier par le temps qui court. Confesser les petites Andalouses et leur infuser la sainte communion, voilà qui m’irait joliment. Mais ce n’est pas sous la cuvette du bénitier que je prendrais des poses plastiques et pieuses, ni à la porte de l’église que je ferais mes patenôtres. Enfin, passons ; mais avant de passer outre, je veux témoigner une admiration aux padres. A en juger par leur œil émerrilloné, leur confiante désinvolture, la façon délurée dont ils roulent leur cigarette en clignant de la prunelle aux majas (jolies filles), ils doivent s’entendre à trousser lestement la morale et porter allègrement le poids de leurs vertus.
Mes dévotions faites, j’allai terminer la soirée en un beuglant des bas quartiers. Ce sont ceux-là que j’affectionne, car là se réfugient les restes de couleur locale. On y donnait justement une saynète où un malheureux boulevardier jouait, comme bien vous le pensez, un rôle de jocrisse. Fourvoyé dans une ville d’Espagne à la suite de diverses aventures, on lui servait un gaspacho, mais il avait le palais si délicat que, quelle que fût sa faim, il ne pouvait avaler une cuillerée ; le vin de Val de Peñas l’horripilait, le vin de Malaga était trop doux, celui de Rota trop fort. On finissait par lui fabriquer une sorte de breuvage avec des rinçures de bouteille qu’on lui vendait à un prix fou sous le nom de bordeaux et qu’il trouvait délicieux.
Ce Parisien extraordinaire était aussi excentrique en amour qu’en cuisine. Un complaisant de l’endroit, chargé de lui raccoler quelque jolie fille, lui présenta une petite gaditane qui eût donné des distractions au vénérable époux de la Vierge Marie, le saint le plus calme du calendrier. Il trouva qu’elle sentait l’ail. On lui en amena une autre : elle n’était ni coiffée, ni chaussée à son goût ; une troisième manquait de chic. Bref, on lui apporta une poupée articulée habillée à la mode de Paris avec un arrière-train sur lequel les quatre fils Aymon eussent chevauché à l’aise ; il la trouva v’lan, pchutt, very select, — et autres inepties, — et pressa la poupée sur son cœur.
La toile tombe là-dessus et les spectateurs rient aux larmes. Comme je ne suis pas ce boulevardier, que j’estime fort l’ail, le Rota et le Val de Peñas et ne prise que médiocrement les poupées et les poufs, l’épigramme ne me touche pas, ce qui semble vexer mes voisins.
Ceci n’est que ridicule et inoffensif, mais suffisant pour montrer qu’on ne nous aime guère. C’est surtout dans les mélodrames charpentés avec les épisodes nationaux que nous sommes présentés sous un côté odieux à la grande joie du populaire. Quand on joue la Défense de Cadix et que le bandit Jaime (Jacques) El Barbado s’écrie avec emphase : « Ah ! quel beau chapelet de têtes de Français nous allons fabriquer », des applaudissements frénétiques éclatent, et, si en ce moment un Français se trouvait dans la salle, il n’en sortirait pas sans quelques horions.
Nous raillons volontiers l’étranger, mais en dépit des railleries spirituelles ou bouffonnes, nous avons au fond un sentiment de bienveillance.
Il suffit même de se dire étranger pour être bien accueilli. De là l’étonnant succès de tous les rastaquouères et l’audace des espions allemands. Ce sentiment est plein de générosité et de délicatesse, mais en vérité, comme la plupart des beaux sentiments, il est une duperie, car je ne sais guère de peuple qui nous rende la pareille. Notre facile cosmopolitisme n’est partagé nulle part et le fameux refrain :
n’a d’écho que chez nous.
Si ce sont des frères, ce sont de vilains frères qui veulent bien participer à tous les avantages de la fraternité, mais à leur seul profit. Et, ainsi que le disait récemment à Nancy mon ami Victor Courtois, président des Sociétés patriotiques de Lorraine :
« L’heure est venue d’un égoïsme national qui nous oblige à nous défier. La fraternité des peuples n’est que le mot de passe des ouvriers étrangers qui viennent manger le pain des nôtres quand ils ne sont pas envoyés à la solde de l’Allemagne pour nous trahir. »
Du haut de la tour de la Vigia, à peu près au centre de Cadix, l’un des plus merveilleux panoramas de l’Europe dédommage largement le touriste des fatigues de l’ascension. La ville, les innombrables villas de la superbe baie, l’étroit promontoire, la flotte, la campagne et le vaste océan offrent à l’œil ravi mille tableaux divers. Là-bas, sur la pointe avancée, Rota ; plus près, Santa-Maria, le quai de Bercy des vins de Xérès, à la barre de la Guadalête, d’où s’embarqua Amerigo Vespucci, et célèbre par ses courses de taureaux, aussi renommées que celles de Séville.
Dans la plaine voisine, le Goth Rodrigue, l’amant de la belle Florinde, perdit contre Tarik la bataille qui livra l’Espagne aux Maures, heureuse invasion dont tous les amis de l’art doivent se féliciter.
Voici le vieux fort de Santa-Catalina ; les marais salins où le San-Pedro déroule ses méandres ; le château de Puntalès en face du Trocadero qui commande l’entrée de l’anse au fond de laquelle Puerto-Real étale ses coquettes maisons blanches vis-à-vis du grand arsenal et des forts casematés du bagne de la Carraca.
C’est à l’entrée de ce détroit qu’eut lieu, lors de la seconde invasion française, le combat de Trocadero. Après une héroïque résistance de la milice gaditane, nos troupes s’emparèrent du fort en se jetant dans l’eau sous le feu des batteries, ce qui rendit le duc d’Angoulême maître de Cadix où s’étaient retranchées les Cortès.
Stérile succès d’une stérile campagne qui coûta cent millions à nos pères.
Carraca, dans l’île de Léon, derrière la San-Fernando où fut proclamée la Constitution de 1812, celle qui donna son nom à la place principale de toutes les villes espagnoles. Ainsi, en 1848, nous baptisâmes les nôtres place du Peuple ou de la Liberté.
Car de ce côté-ci ou de l’autre côté de la montagne, qu’il habite la rive droite ou la rive gauche du fleuve, les bords atlantiques ou méditerranéens, le peuple se paye aisément de mots, et pourvu que ses tribuns l’appellent citoillien en lui faisant croire qu’il est souverain maître, il se déclare satisfait.
A voir ce mot Constitucion sur toutes les places publiques, je me suis dit qu’il correspondait à notre trinité platonique : Liberté, Égalité, Fraternité, farce déjà centenaire. Constitution ou immortels principes n’ont pas empêché les exploiteurs d’exploiter, les tripoteurs de tripoter, les traitants de voler, les voleurs de triompher, les braves gens d’être dupes, et les pauvres diables n’en ont pas croqué un pois chiche de plus. Il en est des constitutions comme des agents de la paix chantés par Jules Jouy :
puisque des plus farouches amis du peuple, bourgeois ou prolétaires, chacun travaille pour son singe, suivant l’expression de certain conseiller municipal manquant de lettres, ce que Jules Vallès, dans l’intimité, résumait par ce mot en montrant son puissant abdomen : « Le pauvre, c’est Bibi. »