Sac au dos à travers l'Espagne
XXXIII
LES BANDOLEROS
Si l’Espagne pittoresque, celle de Figaro, de Rosine, de la cachucha et de l’échelle de soie, s’en va ou plutôt est depuis longtemps morte pour le touriste banal qui la cherche aux alentours des voies ferrées, descend à l’hôtel de Paris ou de Londres et s’étonne que l’insipide garçon cosmopolite en habit noir qui lui sert le bifteck aux pommes commandé, ne lui apporte pas, en même temps, la couleur locale sur ses épaules, on la retrouve pourtant çà et là, en s’aventurant par les chemins peu fréquentés de la plaine et en s’enfonçant dans la montagne.
— Mais il y a les brigands ?
— Oui, madame, il y a les brigands, mais ceux-là encore deviennent rares, c’est comme les lions d’Algérie, il faut courir après et chercher longtemps pour en apercevoir, et encore ne les rencontre-t-on plus guère que dans les Sierras de l’Andalousie.
Malaga, Jaen, Séville, Grenade, ont de temps en temps les colonnes de leurs feuilles quotidiennes agrémentées par les exploits des Bandoleros, mais, à moins que le crime ne soit bien audacieux et bien atroce, il n’a qu’un faible écho au delà des monts. Je ne parle pas, bien entendu, du bandit isolé qui travaille pour lui seul, vole et assassine honteusement dans la nuit, mais du vrai routier, du descendant des Mandrin, des Georges Duval, des Jack Turpin, des Cartouche, qui opère en grand et en plein soleil, commande à une bande de gaillards audacieux et solides qui mettent leurs talents au service de la communauté.
C’est ainsi que depuis une douzaine d’années, deux aimables pandours, vraies figures d’opéra-comique, tiennent en échec carabiniers et garde civique, avec une poignée de gentilshommes de grands chemins et rappellent les hauts faits des plus légendaires héros de la geôle et de la potence.
J’ai nommé Melgarès et El Visco de Borges.
Belles dames et gentes demoiselles, ne tombez jamais entre leurs mains, vous passeriez un émouvant quart d’heure, car autant qu’escarpes ils sont amoureux.
Beaux garçons, bien tournés, musculeux et agiles, ayant à peine quarante ans, braves et généreux à l’excès, durs aux riches et doux aux pauvres, dépensant sans compter le bien mal acquis, je ne connais pas beaucoup de nos aimables fils de rastaquouères et de banqueroutiers qui pourraient se flatter d’atteindre à leur taille. Aussi sont-ils fort aimés des femmes — comme ils le méritent, — et pour eux-mêmes, chose peu commune.
Il n’est pas de village de la Sierra Nevada où Melgarès et El Visco ne comptent une ou plusieurs jeunes et jolies jouvencelles, toutes prêtes à tirer pour eux le poignard de la jarretière.
Ce qui me gâte ces beaux bandits, c’est qu’ils se mêlent de politique, non pas que je leur croie des convictions profondes — combien de nos politiciens en ont-ils ? — mais à l’époque des élections, ils se font les agents actifs des candidats peu scrupuleux. Dans certains cantons de la montagne ils exercent même plus d’influence que curés et alcades.
Ils se montrent dans les bourgades, se promènent sur la place publique quand le gendarme a le dos tourné, et souvent ce fonctionnaire le tourne avec intention, vont dîner à l’auberge, visiter leurs amis, protégés par la crainte qu’ils inspirent aux hommes, et la sympathie des femmes pour tout ce qui sent l’audace et la virilité.
Si par hasard ils sont signalés et que la garde civique arrive en nombre, les habitants n’ont jamais rien vu et les gendarmes reçoivent invariablement la réponse : No sé nada.
Ces romantiques brigands ne commettent d’ailleurs aucune déprédation dans les villages, ni dans les ventas et posadas les plus isolées, et ne tuent qu’à leur corps défendant, pour leur légitime salut. Ils entrent, s’assoient, boivent et mangent, se mêlent à la conversation des muletiers, apprennent les nouvelles, et payent largement leur écot.
Souvent on les connaît, on leur fait bonne mine ; la petite servante quoique un peu effrayée leur glisse ses regards de velours ; mais d’autres fois on ignore l’importance de pareils hôtes et alors Melgarès, d’un naturel enjoué, s’amuse à terrifier la compagnie. Un jour dans une auberge, près de Mançanarès, il se présente avec trois ou quatre de sa troupe.
« Je suis Melgarès, dit-il à l’hôte épouvanté, il nous faut servir prestement à manger et à boire, et ce que tu as de meilleur. Or, çà, où est ta femme ? tes filles sont-elles jolies ? Qu’elles paraissent céans, ou j’incendie ta baraque, après quoi je donnerai de l’air à tes boyaux. »
L’aubergiste appelle sa femme et ses filles qui arrivent toutes tremblantes. La mère, matrone mamelue, est encore fort passable, les filles sont fraîches et dodues. Melgarès se contente de leur caresser le menton, il embrasse la plus jeune, et leur offre à toutes une jolie croix en or.
Mais s’il est doux au pauvre monde, pour les bourgeois cossus il est sans pitié. Il faut lui laisser son argent ou une partie de sa peau. Il continue la tradition des coupeurs d’oreilles. Quand il tient un pante, il ne le lâche intact que contre espèces sonnantes. Vingt mille réaux ou une oreille. Comme on tient à ses oreilles on s’arrange à payer les réaux.
Le chef de police de Malaga, dont la banlieue était mise en coupe réglée par les deux chefs des bandoleros, avait juré qu’il aurait leur peau. Il avait l’habitude de prendre une voiture et de parcourir les faubourgs après le coucher du soleil. Un soir il monte dans un fiacre et part pour sa promenade ordinaire.
Après deux ou trois milles il ordonne au cocher de rebrousser chemin ; mais celui-ci fait le sourd et fouette ses mules à grands coups. On arrive en pleine campagne, trois gaillards de mauvaise mine se présentent aux portières ; on ouvre ; l’un d’eux s’assoit sans façon à côté du magistrat interdit, puis l’on repart au galop.
« Qui êtes-vous ? » s’écrie le chef de police.
L’intrus répond froidement :
« Votre Excellence a manifesté le désir de voir de près El Visco de Borges et Melgarès. El Visco vous conduit ; Melgarès a l’honneur d’être à vos côtés. »
Sur ce, il siffle, la voiture s’arrête, le cocher paraît, on allège le magistrat de sa montre, de son argent, de la chevalière que porte tout vrai caballero, puis on l’engage à descendre :
« Vous n’êtes qu’à trois lieues de votre maison, lui dit Melgarès, vous êtes gros, la marche vous sera profitable. »
Et après force saluts ironiques, ils le laissent au milieu du chemin sans lui faire d’autre mal.
Cachet bien espagnol ; ces aimables bandits sont tous superstitieux et dévots. Ils portent des scapulaires, brûlent des cierges à la madone et font des offrandes aux chapelles en renom. Gautier raconte d’un de ces voleurs typiques, prédécesseur de Melgarès et d’El Visco, une amusante prière.
Blessé à mort dans une bagarre, il demandait un confesseur. Mais il n’y avait autour de lui que des soldats de la maréchaussée.
« Confesse-toi à Dieu, lui dit Pandore.
— Mon Dieu ! s’écria-t-il, Marie, Joseph, mon saint patron, ayez pitié de moi. Je suis un grand pécheur. J’ai volé, couché avec des femmes de tout âge, violé des jeunes filles, j’ai assassiné aussi. Mais Seigneur Dieu, je vous ai toujours aimé et respecté ainsi que votre sainte mère, dont le scapulaire n’a jamais quitté mon cœur. J’ai fait maigre en carême, entendu la messe fêtes et dimanches quand je l’ai pu, aussi j’espère que vous me pardonnerez et me recevrez dans votre saint paradis. Amen. »
Et il mourut béatement.