Sac au dos à travers l'Espagne
XXVI
A TRAVERS LA MANCHE
Traverser la Manche à pied ; voir poindre au matin, dans les teintes violettes de l’horizon au delà des plaines safranées le hameau terreux où l’on gîtera le soir ; suivre le monotone chemin tracé au milieu des pierres et des gigantesques chardons aux tiges bleues ; n’avoir pour rompre l’implacable uniformité du paysage que l’aile décarcassée d’un moulin à vent, une tour éventrée, un mur en ruines, ou le rocher solitaire et nu où viennent tourbillonner les aigles ; ne pouvoir s’abreuver qu’au vin surchauffé de la gourde battante aux flancs, voilà qui est fait pour lasser les plus intrépides marcheurs : aussi, dès la troisième journée après notre départ de Tolède, nous hissâmes-nous sur un coche qui passait.
Arre ! Arre ! Il pouvait contenir huit personnes au plus : deux à côté du cocher et six à l’intérieur. Mais le nombre limité des places n’arrête jamais le voiturier espagnol, non plus du reste le voyageur. Quinze déjà occupaient le coche quand nous l’arrêtâmes ; en m’accrochant aux colis et en enlaçant de mes jambes une sœur des pauvres, juchée sur un panier de grenades et qui s’offrit avec complaisance à me servir de point d’appui, je réussis à m’installer. Cinq cents mètres plus loin, on remorqua une marchande de pastèques qui, sans façon, s’assit sur mon ventre, et l’on se remettait à peine en route, que deux gendarmes suants et poussiéreux voulurent à leur tour monter à l’assaut.
Cette fois, voyageurs et voyageuses protestèrent énergiquement. La religieuse allégua les carabines dont elle avait grand’peur et qu’elle soutint être chargées malgré les dénégations officielles ; d’autres, plus irrévérencieux, alléguèrent les bottes qui, elles aussi, étaient chargées et fortement. Ils durent céder devant l’indignation générale et, pour les consoler, la marchande de pastèques leur offrit un de ses fruits qu’ils se partagèrent aussitôt fraternellement.
Arre ! Arre ! Nous dévorons le pays. Les cochers de Paris devraient bien prendre exemple sur leurs confrères espagnols et changer leurs somnolentes rosses contre des mules de Castille. Ils verseraient tout autant, mais iraient au moins plus vite. Nous traversons Temblèque et sa ceinture de moulins à vent ; Puerto Lapice où Don Quichotte rencontra de si aimables demoiselles. Mais d’aimables demoiselles nous n’en vîmes point. Quelle collection de laiderons que toutes ces petites Manchoises ! Peut-être nous eussent-elles semblé moins laides sous la mantille, mais coiffées d’un affreux foulard plié en triangle et noué sous le menton, elles semblaient toutes affligées de maux de dents.
Femmes et jeunes filles paraissent suffisamment malpropres. Si elles prennent des bains, ce ne doit être que rarement. Ces races méridionales ont l’eau en horreur. Récemment, sur le versant sud des Alpes-Maritimes, dans la vieille et pittoresque bourgade de Roquebrune, assise sur des blocs de conglomérats écroulés, dont les pentes plantées d’orangers vont se perdre dans les flots bleus, je demandais à de brunes jeunes filles si elles descendaient souvent se baigner dans la mer.
« Nous baigner ! s’écrièrent-elles. Nous ne nous baignons jamais.
— Et pourquoi ?
— Nous n’aimons pas cela. Ce n’est pas la coutume. C’est bon pour les belles dames de Mantoue et de Monaco. On se moquerait de nous. »
Et à quoi servent donc les maîtres et les maîtresses d’école s’ils n’enseignent pas aux enfants les premiers principes d’hygiène ?
Espagnoles ou Provençales, petites-nièces ou petites-filles des Arabes ne devraient pas ignorer que, dans la sagesse de l’Islam, il est prescrit aux femmes cinq ablutions par jour.
Partout dans la Manche, le sang maure est visible, dans l’éclat des yeux, la teinte orangée de la peau, le noir des chevelures. Au village de Villasecca, entre Tolède et Aranjuez une coutume qui empêche les femmes de se montrer sur la place aux heures du marché témoigne encore de cette origine musulmane.
Si les posadas et les ventas des Castilles laissent à désirer, celles de la Manche sont pires. C’est toujours le réduit blanchi à la chaux, avec des images coloriées de saints jusque sur la couchette de fer, pour les voyageurs de distinction ; mais, s’il est déjà occupé, le nouvel arrivé s’étend comme il peut et où il peut sur les cailloux pointus de la salle commune, vestibule ouvert à tout venant, gens ou bêtes. On ne peut pas dire que cela soit sale, malgré l’irruption incessante de poules faméliques escortées de leurs couvées, à cause des fréquents coups de balai que donne la matrone ou ses filles, mais certains sentiments de propreté, surtout une délicatesse des nerfs olfactifs, font absolument défaut. Comme beaucoup de Parisiens habitués dès l’enfance à la mauvaise odeur des ruches malsaines et des égouts pestilentiels, ces gens ne la sentent plus.
C’est ainsi qu’à Santa-Elena, bourgade d’aspect civilisé où nous trouvâmes le luxe d’une posada qui s’intitulait hôtel, nous fûmes saisis dès notre entrée dans la salle à manger par d’affreuses émanations dont ni hôtelier ni servante ne semblaient incommodés.
Un petit garçon et une petite fille, aimables chérubins, pêchaient à la ligne dans un vase de nuit complet laissé négligemment près de la porte par quelque maritorne paresseuse. La maman les voyait faire et souriait. Il faut bien que les enfants s’amusent.
La Manche était, affirme-t-on, autrefois, le pays d’Espagne où l’on chantait et où l’on dansait le plus. Peut-être du temps de Don Quichotte ou de Gil Blas, mais on a, semble-t-il, changé cela. Tous ces Manchois m’ont paru fort tristes, aussi taciturnes que peu hospitaliers. Quand vous êtes chez eux, on dirait qu’ils n’ont qu’une pensée, celle d’être débarrassés de vous. Ce n’est pas là qu’il faut s’attarder à politicailler autour du comptoir. Le marchand de vins de Val de Peñas diffère essentiellement de celui de la Villette. « Nous payons, nous buvons, nous sortons, » répète constamment, dans un roman espagnol, un mastroquet à ses clients, pour leur rappeler leur devoir. Si tous les confrères ne le disent pas, leur mine renfrognée démontre suffisamment l’impatience de vous voir reprendre votre route aussitôt que vous avez bu, mangé et payé. L’Espagnol ignore l’art si français de pousser à la consommation.
Pas partout, cependant ; la femme, loin du mâle, maître légitime ou non, se déride. Une joyeuse commère chez qui nous nous étions rafraîchis nous engagea à demeurer.
« Mon mari est parti ce matin pour Mançanarès, nous dit-elle ; il ne reviendra que demain soir ; je puis vous offrir un lit et vous fricasser un poulet. »
Le poulet fut aux tomates et excellent, mais le lit fut aux puces.
La dame était ornée de deux assez jolies filles, brunes à point et de l’âge d’un vieux bœuf, comme eût dit maître Alcofribas, ce qui nous avait tentés.
Après avoir passé la soirée en jeux aimables et innocents, nous nous retirâmes dans la chambre commune. Avant de se dévêtir, la mère et les deux sœurs s’agenouillèrent au pied de leur lit et firent leurs prières à la señora du ciel. Puis l’on souffla la chandelle et l’on se déshabilla chastement dans l’ombre.
Tout se passa convenablement. Encore cette fois, la vertu, objet de mes plus chers désirs, fut sauve. Rien ne fut perdu, pas même l’honneur. En cette chaude nuitée manchoise, dans les combats qui se livrèrent, il n’y eut que des puces de tuées.