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Sac au dos à travers l'Espagne

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XXXVI
LA POSADA DU PARADIS

Après une longue sieste à l’abri d’un coin de rocher, nous nous réveillons, lorsque le soleil commençait à allonger les ombres. Il est trop tard pour atteindre Motril ; aussi continuons-nous, couchés sur le dos, à goûter ce farniente méridional qui engourdit si délicieusement le cerveau et les membres, tout en suivant machinalement de petits nuages blancs qui flottaient dans l’azur profond.

Et perdu dans le grand silence, au milieu de cette belle et chaude nature, je me murmurais à moi-même ces vers d’un poète espagnol :

« Si je me perds, que l’on me cherche du côté du Midi, là où éclosent les brunes jeunes filles, où les grenades éclatent au soleil. »

Ce ne fut pas le bruit des grenades mûres qui éclatent, mais celui de grelots, qui nous tira de notre torpeur. Un coche attelé de mules débouchait du coin de la vallée. Nous nous étions levés pour le voir passer, et l’idée nous vint de le prendre pour achever notre voyage. « Hé ! cocher ! » Mais, bien qu’il parût nous voir et nous entendre, il se mit à exciter ses mules, qui du trot passèrent à un galop effréné.

« Arrête ! arrête ! cocher ! » Il n’en court que plus vite. Sans doute le bruit des grelots et surtout la kyrielle de malédictions qu’il fait pleuvoir à grands renforts de coups de manche de fouet sur son attelage, couvrent nos voix ; aussi, pour mieux nous faire entendre, nous déchargeons nos revolvers.

Si nous voulions attirer l’attention, le succès dépassa nos espérances. Les échos des rochers répercutèrent sur tous les tons les trois ou quatre coups tirés ; on eût cru à une fusillade entre bandits et carabiniers royaux ; des têtes d’hommes et de femmes effarées parurent aux portières, conducteur et cocher hurlèrent aux mules tout leur répertoire d’injures, et le coche disparut bientôt dans un tourbillon de poussière[13].

[13] Nous eûmes, le surlendemain, à Malaga, l’explication de cette fugue. L’avant-veille, la même diligence avait été, presque au même endroit, attaquée et pillée. Quelques semaines plus tard, un riche propriétaire de Cordoue, le señor Gallardo, fut capturé sur cette même route par des bandits qui exigèrent 30 000 francs de rançon. L’argent fut payé et Gallardo rendu.

Vers six heures, nous atteignîmes Padul, bourgade assise dans une jolie vallée plantée d’oliviers, de grenadiers et de vignes. Mais, si la campagne est séduisante, la ville et les habitants ne le sont guère, et, contre nos prévisions, nous ne devions pas y passer la nuit.

Nous nous enquîmes d’une auberge. On nous indiqua la posada du Paradis. Quel paradis ? celui des cochons, sans doute ; car la demi-douzaine d’élus qui s’y ébattaient semblaient s’y trouver fort à l’aise, en famille et comme chez eux. Rôdant de tous côtés, ils flairaient les pots, remuaient du grouin les casseroles, se jetant dans vos jambes, vous marchant sur les pieds.

Des muletiers allongés par terre sur leur couverture n’y prenaient garde, et la matrone les contemplait d’un œil tendre comme une couvée de petits poussins.

Naturellement rien à manger. « Pas même des œufs ?

— Vous ne manquerez pas d’en trouver dans la ville, » dit la matrone.

Elle pousse l’obligeance extrême jusqu’à nous montrer du pas de la porte une boutique de cordonnier où l’on nous en vendrait sûrement.

Une petite fille qui se grattait alternativement la tête, le derrière et le nez, est justement sur le seuil. Son papa est absent, mais cela ne fait rien, dit-elle, et elle court tirer une douzaine d’œufs du fond d’une armoire. Douze sous, prix raisonnable. Nous payons et nous partons avec notre emplette, lorsqu’une sorte de vilain rustaud survient et nous demande ce que nous sommes allés faire chez lui.

Nous lui montrons nos œufs. — Nos œufs ! Un instant. « Combien les avez-vous payés ?

— Douze sous.

— La petite s’est trompée ! C’est vingt-quatre qu’il me faut. »

Nous le traitons de voleur et lui rendons sa marchandise.

L’hôtesse de l’auberge du Paradis, à qui nous racontons l’histoire, nous regarde d’un mauvais œil. Évidemment ses sympathies ne sont pas pour nous.

Sur ces entrefaites, un indigène qui vient d’apprendre l’arrivée d’étrangers accourt nous offrir du bouc tout frais à deux réaux la livre (50 centimes).

Nous lui achetons deux livres de bouc que nous remettons à l’hôtesse, puis allons visiter les curiosités de l’endroit.

Sept heures.

Les chorizos sont depuis longtemps digérés, et cette promenade supplémentaire a augmenté notre appétit. Le dîner doit être prêt, le bouc a eu le temps voulu pour rôtir.

Nous entrons dans la chambre commune, salle à manger, cuisine, étable, chenil, dortoir, et la première chose qui frappe nos yeux, c’est notre bouc tout cru proprement mis dans une assiette et entouré d’une belle guirlande de mouches.

« Eh bien, et le dîner ?

— Le dîner ? répète avec calme l’hôtesse.

— Oui, cette viande ? pourquoi supposez-vous que nous l’ayons achetée ? Pour donner à souper à vos mouches ?

— Vous ne m’avez rien dit, réplique-t-elle. Je ne savais pas à quelle heure vous rentreriez. »

Nous fîmes comme le conducteur du coche, nous déchargeâmes à son adresse toute la provision de jurons, de sacres et d’injures que nous avions recueillis çà et là, l’un et l’autre, dans nos diverses pérégrinations à travers les milieux les plus variés, et le mari présent en eut sa large part.

Bien que ce soulagement se fit dans la langue maternelle, ils comprirent que nous ne les comblions ni d’éloges ni de protestations d’amitié ; aussi sur le même ton ils ripostèrent.

Cependant, pris peut-être de remords, le mari, plus juste, suggère l’idée d’envoyer notre bouc au four. Cela serait plus vite fait. Le boulanger cuisait, en moins d’une heure nous pourrons nous mettre à table. Convenu. On expédie le bouc. Mais l’heure se passe. Le bouc ne revient pas. On envoie à sa recherche un petit drôle, fruit des amours légitimes des maîtres de la posada. Le jeune chenapan fait comme le bouc. On l’a vu jouer au toro sur la place. Il rentre enfin tout essoufflé. « Et le bouc ? — Il n’est pas encore cuit, » dit-il. Il s’assoit dans un coin, bâille et s’endort. On le secoue : « Va chercher le bouc, petite canaille ! » Il sort en rechignant, et nous ne le revoyons plus.

Cependant muletiers, âniers, paysans, contrebandiers, colporteurs, maraîchers, mendiants, ont envahi la posada. Un grand feu de branches, foyer primitif, flambe au milieu de la pièce. Chacun fricote de son côté. Des parfums pimentés, alliacés, agréables, flottent dans l’atmosphère au milieu des bouffées de fumée et aiguisent notre faim.

Allongés sur un banc, nous assistons, l’estomac en détresse, aux diverses confections d’odorantes et extraordinaires ratatouilles. Enfin le sommeil nous gagne et nous fermons les paupières.

Quelle heure est-il ? La nuit est depuis longtemps venue, mais nulle trace de bouc. Tous les clients, repus, sommeillent dans des postures variées sur le sol caillouteux, tandis que le posadero et la posadera, à cheval sur un banc, achèvent paisiblement à la même gamelle une épaisse soupe aux pommes de terre et aux tomates.

Qui dort dîne est un méchant proverbe. Nous nous en apercevons aux tiraillements de notre estomac ; cela et la vue de ces hôteliers qui dévorent tranquillement en face de la faim de leurs hôtes renouvelle notre colère :

« Et notre bouc ? nom de Dieu ! »

Ils haussent les épaules en gens qu’une telle question ne peut intéresser.

Nous recommençons la sarabande, réveillant par nos jurons le populaire endormi.

Le couple riposte ; les marmots crient ; les cochons grognent, une mule brait lamentablement ; des malédictions sortent de tous les coins.

On se lève, on gesticule, on lance en l’air bras et mains aussi tragiquement que les gros mots. Une bagarre générale va suivre, et nous allons sûrement être jetés dehors.

Subitement tout se calme, patron, matrone, hôtes, tombent à genoux ou s’inclinent tête découverte. Une vive clarté venue du dehors par la grande porte ouverte fait dans la salle une trouée lumineuse, et des chants de jeunes filles, des bourdonnements mâles, des glapissements de vieilles arrivent de la rue.

J’aperçois une vingtaine de lanternes suspendues à des bâtons, puis des femmes enveloppées de noir, des hommes en cagoule, des fillettes en blanc. Et cette foule bizarre s’agenouille, psalmodiant des prières, les yeux levés vers l’intérieur de la posada sur une image encadrée, accrochée à un pilier en face de la porte, et sous laquelle vacille la flamme grêle d’une lampe : Saint Pierre, le front chauve entouré d’un nimbe d’or, avec une barbe rouge, un manteau bleu et les clefs du Paradis.

Après un fraternel échange d’Ave Maria et d’Oremus avec les gens de l’auberge, la bande se relève et s’en va précipitamment avec sa bannière, ses bâtons et ses lanternes, s’agenouiller et psalmodier devant une autre porte et une autre image de saint.

C’est une confrérie de dévots qui fait ainsi à certaines époques le tour de la bourgade. Comme il y a nombre de jeunes gens et de jeunes filles qui processionnent ainsi par les nuits sombres, je m’expliquais sans peine combien ces vieilles coutumes sont chères aux habitants.

Cette visite apporta une diversion et un vent de calme. Les dormeurs, un instant réveillés, se recouchent et, comme nous avons renoncé à notre bouc, nous demandons à en faire autant. On nous conduit à notre chambre. Mais là encore nouvelle dispute. Nous avons demandé deux lits, et une paillasse unique, aux flancs éventrés, gît lamentablement sur le sol.

Par la fenêtre ouverte, les étoiles scintillent au firmament limpide ; une fraîche brise fait vaciller la lampe, toute chargée des parfums salins de la Méditerranée voisine.

« En route, dis-je à mon compagnon, en reprenant mon sac, la posada du Paradis n’aura pas ma nuit. »

L’aubergiste nous voit partir avec satisfaction ; des voyageurs aussi exigeants l’incommodent.

Il fut honnête cependant, nous avions pris du pain et du vin, et dans son compte il déduisit le prix de notre morceau de bouc, puisque, dit-il, il lui resterait. Devant cette extraordinaire probité, nous oublions nos rancunes et nous partons en lui serrant la main. Au coin de la rue, nous rencontrâmes le boulanger se hâtant lentement, suivant le précepte du sage. Il apportait à l’auberge le quartier de bouc tout fumant.

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