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Notes de route : $b Maroc—Algérie—Tunisie

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Le djich invisible

Il fait chaud, sous la tente, dans l’entassement des hommes à demi couchés, accoudés sur les genoux ou sur l’épaule du voisin, fraternellement.

Dans l’autre moitié de la tente, derrière les tentures aux somptueux reflets de laine pourpre, ce sont des frôlements de femmes, et des chuchotements qui intriguent vivement mon compagnon. Pourtant il s’efforce de rester impassible et de ne rien remarquer de ce qui révèle le voisinage des femmes.

Nous quittons l’ombre étouffante de la tente, et Taïeb nous suit bien à regret. Nous allons nous étendre sur un tertre de sable, au-dessus de l’oued à sec qui, pour les mokhazni, représente la hadada, la problématique frontière du Maroc.

Une brise légère court sur le sable fin, bruissant à peine dans le drinn et les jujubiers épineux, ramassés sur eux-mêmes, hérissés, inabordables, comme des plantes marines.

Un grand silence pèse sur ce pays perdu, sur ce douar et sur notre petit groupe. Autour de moi, une dizaine de mokhazni sont à demi couchés, profils sobres et énergiques, presque tous d’une belle pureté de traits.

Le soleil descend vers les crêtes dorées des montagnes et des lueurs roses effleurent le sable, allument des aigrettes de feu sous les végétations dures. Encore une heure de repos, comme une halte dans ma vie, une heure d’insouciance et de rêve vaguement mélancolique, que ni regrets ni désirs ne viennent troubler !

Le jour va s’éteindre. Alors, surgissant tout à coup de derrière un buisson, un Bédouin loqueteux s’avance vers le chef du makhzen, Abdelkader-Ould-Ramdane, auquel il parle à voix basse.

Le chef se lève, le visage soucieux.

— Levez-vous !… Et vous autres, allez tout de suite rabattre toutes les bêtes au milieu du douar. Il y a un djich d’Ouled-Abdallah à une demi-heure d’ici.

Un djich ! Cela ne me semble d’abord pas bien sérieux. D’ailleurs, les pillards oseront-ils attaquer le douar, où il y a une vingtaine de fusils ?

Pourtant les mokhazni obéissent. Ils s’en vont en maugréant un peu rassembler les chevaux, mulets et chèvres qui paissaient aux environs du douar : tous les moutons sont au nord d’Aïn-Sefra, en sûreté.

… Huit heures. La lune n’est pas encore levée. Nous sommes accoudés sur les tapis, dans la tente. L’obscurité est opaque : Abdelkader nous a laissé à peine le temps d’avaler un peu de couscous d’orge et quelques verres de thé, et il a fait éteindre toutes les lumières. Le chef a aussi placé des sentinelles couchées aux quatre coins du douar. Les mokhazni ont relevé les pans de la tente, du côté du désert, et ils se sont couchés, leurs fusils chargés à portée de la main.

Ils scrutent la nuit de leurs yeux de lynx.

Cela a maintenant l’air plus sérieux.

Alors commence une longue veillée. On parle à voix basse ; on se cache pour fumer. Le silence, est lourd, à peine troublé, à côté, dans le gynécée, par le chant étouffé et monotone d’une femme qui berce son petit.

Tout à coup les chiens commencent à grogner sourdement. Les mokhazni tressaillent et cessent leur bavardage et leurs plaisanteries. L’agitation des chiens augmente. Bientôt, c’est un tumulte. Ils bondissent, avec des aboiements furieux, sur les toiles des tentes où ils courent, nous couvrant de poussière.

— Tu entends, me dit Taïeb ; les chiens aboient dans toutes les directions : ce sont eux, et ils nous cernent à cette heure. Ah ! Si Mahmoud, si nous avions au moins, toi et moi, des fusils !

La sensation que j’éprouve n’est pas de la peur ; mais toute cette mise en scène, tout ce vacarme des chiens, avec ces gens qui nous en veulent, qui sont là, dans la nuit, tout près et qu’on ne voit pas, tout cela produit sur moi une bizarre impression de rêve un peu trouble. Pourtant, je sens le désir enfantin que l’attaque se produise, qu’il se passe enfin quelque chose.

Cela dure ainsi pendant plus de deux heures.

Taïeb finit par avoir sommeil, et il bougonne : — Qu’ils viennent enfin, ou qu’ils s’en aillent au diable !

Un des mokhazni le plaisante :

— Va leur dire qu’ils s’en aillent, tu nous rendras service !

Nous finissons tous par plaisanter, par rire de cette aventure plutôt ennuyeuse, de ces gens qui ne veulent ni attaquer ni s’en aller.

— Ils ne doivent pas être en nombre, et puis comme il n’y a pas de lumière au douar, ni bêtes dehors, ils savent que nous sommes avertis, dit Abdelkader, toujours grave.

Pour un peu, n’était la crainte du chef, les mokhazni crieraient des moqueries et des injures au djich invisible.

… Peu à peu pourtant, une accalmie se fait, les chiens se taisent, et nous nous endormons.

Au milieu de la nuit, autre alerte ; les chiens dévalent de nouveau au-dessus de nos têtes, avec des hurlements. Les mokhazni jurent franchement : on ne pourra pas dormir tranquille !

Nous veillons, nous attendons. Rien. Le silence retombe sur le douar, avec une fraîcheur d’avant l’aube. Cette fois, nous nous rendormons d’un sommeil accablé et profond.


C’est l’aube, l’heure radieuse entre toutes au désert. Je m’éveille au murmure grave des mokhazni qui prient dehors, baignés dans la lueur irisée du jour levant.

Nous sortons, et nous montons à cheval, pour retourner à Hadjerath.

Autour du douar, à deux cents mètres au plus, les mokhazni relèvent les traces du djich : une vingtaine d’hommes à pied.

Nous continuons notre route en remontant vers les rochers déchiquetés de Hadjerath M’guil.

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