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Notes de route : $b Maroc—Algérie—Tunisie

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Mériéma

Un ciel bas, opaque, incandescent, un terne soleil sans rayons, qui brûle pourtant. Sur la poussière qui couvre tout, sur les façades blanches ou grises des maisons, une réverbération morne, aveuglante, qui semble émaner d’un brasier intérieur. Aux crêtes anguleuses des collines arides, des flammes sombres couvent, et des fumées rousses s’amassent derrière les monts de Figuig.

Rien ne brille, rien ne vit, dans tout ce flamboiement. Parfois seulement une haleine de sécheresse vient, on ne sait de quelle fournaise lointaine, pour soulever de petits tourbillons de poussière qui fuient, rapides, vers l’Est, et se dissipent dans la vallée.

A la gare, entre les wagons noirs et les palissades éventrées, des gens attendent le train, Européens accablés, Arabes aux gestes las.

Des chevaux et des mulets, résignés, tendent leur col vers la terre, la tête pendante, les narines en sang.

Et sur tout cela un indicible silence, qu’on sent, et qui pèse. Ce n’est ni du repos, ni de la volupté, ce silence : c’est de l’alanguissement morbide allant jusqu’à l’angoisse.

Ce fut là l’une de mes premières impressions de Beni-Ounif[12].

[12] Variante de notes :

Ce fut là ma première impression de Beni-Ounif, un midi de siroco, au commencement d’octobre.

… Pas de guide, nulle vision étrangère s’interposant entre mes sens et les choses, nulle explication oiseuse, tandis que j’errais, toute seule, dans ce coin de pays nouveau pour moi.

A la sortie du village, vers la gare, un pan de mur élevé d’un gris ardent de métal en fusion. Plus loin, au delà des rails bleus finissant dans une tranchée rouge, rien, la plaine semée de pierres noires, encore de la poussière, une nudité brûlante, infinie. Tout au pied du mur, un mince filet d’ombre fauve, transparente, sans fraîcheur.

Là, je vis Mériéma, accroupie devant un petit tas de vieille ferraille et de débris de toutes sortes.

Un corps nu, déjeté, déchu, des seins vides, pendants, une chair noire, affaissée, souillée d’ordures et de terre. Une tête crépue et rase de garçon, une face maigre, ridée, une bouche large et épaisse s’ouvrant sur de fortes dents jaunes, et des yeux à fleur de tête, de pauvres yeux de bête malade : un masque tristement simiesque de souffrance, de crainte et d’égarement.

Elle dodelinait étrangement de la tête, en fouillant de ses longs doigts osseux son tas de chiffons et de balayures.

Et elle parlait sans s’arrêter, à la cantonade, en un incompréhensible idiome aux consonances barbares, que je sus plus tard être le kouri, vague langue nègre saharienne ou soudanaise.

Je lui parlai arabe. Son murmure continua, montant en une sorte de lamentation irritée.

Je lui tendis la main. Elle m’étira alors successivement les phalanges des doigts, sans cesser son verbiage. Des grimaces de cauchemar convulsaient son visage.

Un Figuiguien qui la regardait me dit :

— Tu sais, cette femme n’est pas d’ici. Elle était esclave chez des musulmans, à Mechéria ; elle était mariée ; elle avait un fils qui s’appelait Mahmoud. Vois ce que c’est que la destinée : cette Mériéma était pieuse, tranquille, sensée. Elle jouissait parmi les femmes d’une réputation de vertu. Puis, un jour, Dieu lui retira son fils. Alors elle devint folle et s’enfuit, seule et nue. Elle cessa de parler arabe, reprenant la langue de ses ancêtres, venus de très loin, bien au delà du Touat. Elle a parcouru comme cela les routes et les villages, vivant de la charité des croyants. Plusieurs fois, on l’a menée au ksar d’Oudarhir, à Figuig, où des musulmans pieux avaient soin d’elle. Mais elle revient toujours à Beni-Ounif. Elle gîte sous des tas de planches. Pourtant, là, les enfants la persécutent et se moquent d’elle. Les soirs de dimanche, quand les légionnaires et les tirailleurs sont saouls, ils oublient qu’elle est une pauvre innocente et ils la violent, malgré ses plaintes et ses cris… L’homme ivre est semblable à la bête sauvage… Dieu nous préserve d’un sort misérable tel que celui de cette créature !


… Un matin de lumière. Le siroco s’est apaisé dans la plaine où, pendant des jours pesants, il a semé des cendres rousses.

A l’aube, un vent léger, venu du Nord, a secoué la poussière des dattiers qui reverdissent dans la vallée, autour du ksar d’ocre.

En des transparences vertes, le jour se lève. Les tirailleurs passent, s’en allant vers le lit de l’oued où quelques palmiers et des lauriers-roses poussent dans des filons de toub sanguine.

En tenue de toile blanche, avec leurs cuivres où le soleil levant allume des étincelles d’or et l’attirail plus sévère de la nouba arabe, les musiciens vont s’exercer, éveiller jusqu’à neuf heures les échos de la vallée morte de notes éclatantes de clairons, de notes plaintives et nasillardes de rhaïta, de martèlements sourds de tambours.

Ils traversent le village, et la gloire de l’heure matinale met un sourire sur leurs visages bruns aux dents blanches, une caresse sur leurs cous musclés et nus.

D’un geste sec, mécanique, tous les bras lèvent ensemble les cuivres, et une musique alerte, d’une gaieté insouciante, éclate.

Tout à coup, surgissant d’un trou d’ombre, comme un pantin noir, Mériéma paraît. On l’a affublée d’une gandoura en loques et d’un vieux chapeau de femme, en paille, aux rubans bleus passés.

Précédant la troupe des tirailleurs qui rient, elle danse, elle saute, avec de petits cris de singe énervé. Peu à peu, accélérant ses mouvements, avec des déhanchements frénétiques, elle lacère sa gandoura et continue à danser, nue, avec seulement son chapeau, retenu par une ficelle.

Jusqu’aux carrières de toub, Mériéma accompagne la musique des tirailleurs qui s’en viennent dans la joie du matin sans nuages.


… Un jour de calme sur le désert silencieux, sur le village. Une légère buée blanche embrume le ciel que traversent des vols rapides d’oiseaux migrateurs. Dans le lit de l’oued, parmi les dalles noires, sous les frondaisons aiguës des dattiers bleus, Mériéma est assise.

Avec des oripeaux multicolores ramassés dans les rues, elle a orné les buissons, comme pour quelque cérémonie étrange d’un culte fétichiste.

En cadence, ses longs bras maigres et noueux élevés au-dessus de sa tête, elle frappe sur un vieux bidon en guise de tambourin.

Elle chante, sur un air monotone, d’une voix aigre de fausset, une inintelligible mélopée.

Une fumée âcre monte en spirales grises d’un petit brasier de crottes de chameau que la folle a allumé devant les arbres.

Pourtant, la terre répand une fade odeur de charnier, des ossements y traînent, une grande mare de sang s’irise, putréfiée… ce lieu sert d’abattoir.

Mais Mériéma ne voit pas la tuerie lamentable, les porcs immondes qui viennent retourner de leurs groins avides les débris saignants, lécher le sang coagulé. Elle ne sent pas l’affreuse odeur de mort. Elle prie, elle psalmodie, elle pleure, retranchée à jamais de la communion des êtres, plongée dans la solitude lugubre de son âme obscurcie.


… J’ai rencontré Mériéma, pour la dernière fois, un soir de départ. Il était très tard ; la lune décroissante se levait, blafarde, comme furtive, sur la plaine bleue. Et Mériéma dansait, toute nue et toute noire, seule sur une dune basse.

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