Notes de route : $b Maroc—Algérie—Tunisie
Les Marabouts
Au ksar de Beni-Ounif, le soir.
Une chambre fruste en très vieille toub grise, sorte d’antre aux parois irrégulières, au plafond bas en tiges de palmes noircies, toutes gondolées.
Une nudité vétuste de cellule. Rien qui marque le cours du temps, dans ce coin d’immobilité et d’insouciance musulmanes, chez ces gens qui assistent indifférents à la décrépitude des choses, qui ne relèvent jamais les ruines.
Collé sur le sol raboteux, un mince cierge de cire jaune éclaire faiblement la pièce. Le vent du soir pénètre par les crevasses de la muraille, et la flamme rouge vacille, promenant de grandes ombres noires sur les murs ternes. Au fond de la salle, des trous de ténèbres s’enfoncent, où s’accumulent des choses informes.
Dans le mur, presque à fleur de terre, une petite fenêtre carrée s’ouvre sur le sommeil des palmeraies, sur le rouge mourant du ciel, sur l’immense silence de la plaine.
Nous sommes à demi couchés en cercle, sur une natte élimée et un vieux tapis en lambeaux.
Au milieu, sur un plateau en étain, des petits verres aux couleurs tendres, historiés de naïves fleurs d’or, une théière en métal, un pain de sucre, tout le vieil attirail du thé de l’hospitalité marocaine, parfumé à la menthe poivrée, doux, lourd, grisant : le breuvage des causeries lentes, à voix basse, coupées de rêves.
Accroupi contre l’un des rudes piliers de terre, Ben-Aïssa, le marabout conteur d’histoires, pâle, d’une souriante laideur dans ses voiles terreux, prépare le thé, gravement, les coudes aux genoux, les bras nus seuls en mouvement dans la nonchalance lasse du corps.
Ma tête repose sur mes burnous pliés. Je regarde l’hôte, le meilleur assurément d’entre les sombres zoua de Bou-Amama, le plus simple et le moins astucieux, sorte de derouich accueillant et rieur… A côté de lui, étendu mollement, en une pose d’un grâce féline, mon compagnon occasionnel de route, l’ex-spahi Taïeb Rzaïni, enveloppé dans un mince burnous de laine neuve, aux longs plis moelleux. Un vague sourire à dents très blanches éclaire le bronze obscur de cette figure bédouine, sèche, linéaire, et l’ombre des grands yeux durs.
La lueur incertaine du cierge cisèle étrangement le mince profil d’oiseau de proie du grand mokhazni Abd-el-Hakem, son corps anguleux et robuste disparaissant sous la draperie lourde de son burnous bleu : un silencieux, celui-là, très fruste et très dépaysé dans le « service » du makhzen français[11].
[11] Variante des premières notes :
… Un silencieux celui-là, très fruste et tout dépaysé dans ce service du beylik français où l’appât de la solde l’a jeté.
Derrière eux, quelques immobiles silhouettes figuiguiennes, laines blanches encadrant des faces de cire. Tout au fond, un masque d’ébène, le khartani Tahar, demi-frère de Ben-Aïssa.
Tous se taisent, écoutant attentivement l’hôte qui parle de sa singulière voix rapide et saccadée, modulée parfois en plainte ou en caresse enfantine. Il nous raconte les histoires de jadis, les légendes, ou défilent les saints de l’Islam et leurs miracles, les hauts faits des ancêtres, toute la vie âpre et violente des nomades et les mystères, les intrigues, la ruse et le sang qui assombrissent la vie ksourienne.
— Tu as vu, Si Mahmoud, la pierre qui est là, dehors, contre le mur de la maison ? Cette pierre a son histoire. Jadis, du vivant de notre saint maître Sidi Abdelkader Mohammed, patron de Figuig, — que Dieu nous fasse profiter de ses vertus ! — des querelles terribles éclataient sans cesse entre les différents ksour de Figuig, pour l’eau des seguia et des feggaguir. Chaque ksar, chaque fraction même, voulait capter les eaux et vouer ainsi les jardins du voisin à la sécheresse et à la mort.
Longtemps Sidi Abdelkader Mohammed exhorta les ksouriens à agir avec équité, à partager fraternellement l’eau que le Dispensateur de tous les biens leur donnait en abondance. Longtemps il leur parla, et sa parole avait la douceur et le parfum ambré du miel sauvage. Mais les impies sont sourds et l’œil des entêtés ne s’ouvre pas même au soleil éblouissant. Le sang coulait toujours, et les mains fratricides prenaient plus souvent le sabre que la pioche. Un jour, après un grand carnage entre les Hammamine, le saint homme de Dieu se lassa. Il arriva à la limite de la colère, et maudit les impies en ces termes : « Soyez maudits, ksour de Figuig, qui renfermez l’impiété, qui abritez la discorde et la cruauté ! Soyez maudits, vous et votre terre, et jusqu’aux pierres de vos montagnes » ! Alors trois pierres maraboutes se détachèrent du sol et furent emportées par la malédiction du saint. L’une d’elles se réfugia dans la koubba de Sidi Slimane, où on la voit encore. La seconde est restée sur le chemin des croyants, pour les instruire et les exhorter à la mansuétude. C’est celle près de laquelle nos ancêtres — Dieu leur accorde sa miséricorde ! — ont bâti cette maison, qui est très vieille. La troisième pierre…
— Si Ben Aïssa, combien d’années a-t-elle, ta demeure ?
Ben Aïssa esquisse un geste vague :
— Dieu seul le sait, car lui seul compte les années toujours semblables qui s’écoulent sur les créatures et les choses qui passent.
Depuis un instant, Taïeb est très occupé à préparer du kif, sur le fond d’un plat à couscous en bois d’Ouezzan ; il coupe menu les branches et les feuilles de chanvre indien avec son long couteau marocain ; puis il frotte les morceaux entre ses deux mains, les réduit en poussière et les mélange avec du tabac maure pulvérisé.
Une très petite pipe en fer, sur un long tuyau en roseau, circule de l’un à l’autre.
Peu à peu tout se tait. Un lourd silence, où il n’y a rien des rêves érotiques qu’on attribue en Europe aux fumeurs de kif, pèse sur la vieille maison croulante, sur la salle emplie d’ombre et de fumée bleue. L’heure est tardive. Le petit cierge coule et s’éteint. Nous nous endormons en une douce quiétude, en un rêve vague qui flotte dans les limbes.
O volupté des logis de hasard où, insouciant, seul, ignoré de tous, on s’hallucine ! Ombre amie des ports provisoires, des haltes longues sur la route ensoleillée du vagabond libre ! Douceur infinie des rêves quintessenciés, dans les abîmes de silence, aux pays d’Islam !