Notes de route : $b Maroc—Algérie—Tunisie
Soirs de Ramadhane
C’est le premier jour du long et dur carême musulman.
Il semble interminable, ce jour, dans l’abstinence absolue, sans même la consolation d’une cigarette. Depuis le matin, les gens errent, roulés frileusement dans leurs burnous, au milieu du désarroi de leurs habitudes. D’autres s’affalent au pied des murs, en des poses farouches ou maussades. Des querelles éclatent, dans l’énervement des heures pesantes… Enfin le jour baisse.
Alors des groupes se forment, dans les rues du village, pour l’attente tout à coup gaie et impatiente des derniers instants.
Tous les regards se tournent vers l’Ouest, vers les vallées de pierre noire et les montagnes dentelées du Maroc, où le soleil descend, se plongeant peu à peu dans un monde de vapeurs cuivrées.
Ils sont beaux, les gens du Sud au costume sévère, debout dans la buée de sang qui semble monter de la terre rouge, et leurs ombres s’étendent, démesurées, sur la poussière qu’ils foulent lentement.
Au dehors, c’est l’attente aussi, autour des feux, parmi les chameaux couchés, au camp des nomades. Douï-Menia et Ouled-Djerir de l’Oued-Guir, hier encore dissidents et pillards, prennent aujourd’hui des airs de chameliers paisibles, pour venir se ravitailler sur les marchés, après la terrible famine des derniers mois.
Autour d’eux, les autres Bédouins racontent en riant des histoires très vieilles sur leur impiété.
Jadis, les Douï-Menia revenaient de la guerre. C’était pendant le carême, et ils souffraient de la faim, car les journées de marche étaient longues dans le désert. Leurs cœurs se serraient, car il leur restait encore cinq jours de marche dans le bled. Ils rencontrèrent un Arabe qui s’en allait tout seul, son bâton sur l’épaule. Ils l’apostrophèrent, par ennui, et lui demandèrent son nom. Je m’appelle Ramadhane, répondit le malheureux. Alors les Douï-Menia s’emparèrent de lui et lui tinrent le discours suivant : C’est donc toi qui es Ramadhane, celui qui, tous les ans, nous fait souffrir de la faim et de la soif ! »
Puis ils tuèrent le malheureux, ils rompirent le jeûne et rentrèrent dans leur tribu. Là, ils se moquèrent de ceux qui jeûnaient encore : « Il n’y a plus besoin de jeûner. Nous avons rencontré Ramadhane en route et nous l’avons tué. »
— Oui, dit un autre, les Douï-Menia ont tué Ramadhane… mais il en est encore qui jeûnent… seulement ils s’arrangent bien mieux que nous ; ils se mettent à trente pour jeûner chacun un jour. Après, ils croient que le carême a reçu son compte, puisqu’il faut jeûner trente jours…
Malgré toutes ces moqueries, les anciens détrousseurs demeurent indifférents en apparence et se drapent en silence dans leurs haillons superbes.
… Dans les cafés maures, les garçons, une fouta bariolée autour des reins, en guise de tablier, posent les tasses pleines devant les musulmans qui roulent des cigarettes.
Ce sont les derniers instants d’attente, les plus fébriles. Sur les visages pâlis et tirés, l’ombre de l’ennui s’efface.
Des rires s’élèvent, des plaisanteries. Moi, on me traite narquoisement de « Meniaï », parce que j’ai eu la naïveté de proposer de rompre le jeûne, ayant vu les Douï-Menia commencer à manger.
… Maintenant le soir s’éteint dans la nuit violette et les choses prennent des teintes bleues, des teintes profondes et froides.
Alors, de très loin, des ruines du ksar, du fond de la vallée, une voix monte, lente, mélancolique ; c’est le moueddhen qui annonce la prière du magh’reb et la rupture du jeûne.
Un immense soupir de soulagement s’échappe des poitrines. Tous à haute voix louent Dieu. Et les hommes pieux, aux gestes lents, au lieu de se jeter comme les jeunes gens sur le tabac et le café, sortent sur le chemin pour prier sans hâte, gravement, comme toujours.
Ces premières heures du soir, en Ramadhane, ont leur charme. Une atmosphère d’intimité fraternelle, inusitée, règne dans les cafés maures.
… Et moi, dans mon coin, je me mets à évoquer en silence les visions d’autres Ramadhane passés, vieux déjà de plusieurs années, en différents coins de la terre élue… Ce sont les décors discrètement sensuels de Tunis, la fièvre d’Alger troublée, puis le pays splendide et fanatique de l’Oued-Souf, les petites cités à coupoles disséminées dans l’Erg ardent.