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Notes de route : $b Maroc—Algérie—Tunisie

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Danseuse

Un long voile de gaze mauve, transparente, pailletée d’argent, jeté sur un foulard de soie vert tendre, encadrant un visage pâle, ovale, ombrant la peau veloutée et l’éclat des longs yeux sombres ; dans le lobe délicat des oreilles, deux grands cercles d’or ornés d’une perle tremblante, d’un brillant humide de goutte de rosée ; sur la sveltesse juvénile du corps souple, une lourde robe de velours violet, aux chauds reflets pourpres et, pour en tamiser et en adoucir le luxe pompeux, une mince tunique de mousseline blanche brochée. Finesse des poignets, chargée de bracelets d’or et d’argent ciselé, où saignent des incrustations de corail ; attitudes graves, sourires discrets, beaucoup de tristesse inconsciente souvent, gestes lents et rythmés, balancement voluptueux des hanches, voix de gorge pure et modulée : Fathima-Zohra, danseuse du Djebel-Amour.


Dans une ruelle européenne d’Aflou, près du grand minaret fuselé de la nouvelle mosquée, Fathima-Zohra habitait une boutique étroite, châsse hétéroclite et délabrée de sa beauté : lit de France à boules polies, réhabilité par l’écroulement soyeux d’un lourd ferach de haute laine aux couleurs ardentes, laide armoire à glace voilée d’étoffes chatoyantes, coffres du Maroc peints en vert et ornés de ciselures en cuivre massif, petite table basse, historiée de fleurs naïves, superbe aiguière au col élancé, fine, gracile, allumant des feux fauves dans la pénombre violette… Le rideau blanc de la fenêtre brodait de ramages légers le fond bleu du ciel entrevu.

Touhami ould Mohammed, fils du caïd des Ouled-Smaïl, avait transplanté là Fathima-Zohra, fruit savoureux des collines de pierre rose du Djebel-Amour.

Dans la brousse aux thuyas sombres et aux genévriers argentés, dans le parfum pénétrant et frais des thyms et des lavandes, sous une tente noire et rouge, Fathima-Zohra était née, avait grandi, bergère insouciante, fleur hâtive, vite épanouie au soleil dévorateur.

Un jour d’été, près du r’dir[30] rougeâtre où elle emplissait sa peau de bouc, le fils des « djouad » l’avait vue et aimée. Il chassait dans la région, avec les khammès de son père et les minces sloughis fauves. Touhami revint. Il posséda Fathima-Zohra, parce qu’il était parfaitement beau, très jeune, malgré la fine barbe noire qui virilisait sa face régulière aux lignes sobres, parce qu’aussi il était très généreux, très désireux de parer la beauté de la vierge primitive… D’ailleurs c’était écrit.

[30] R’dir : réserve naturelle d’eau de pluie.

Elle l’avait suivi dans la corruption de la petite citée prostituée. Elle était partie sans regret, ne laissant sous la tente paternelle qu’une marâtre hostile et l’éternelle misère bédouine.

Passive d’abord, héréditairement Fathima-Zohra était devenue une amoureuse ardente. Pour elle Touhami laissa sa femme, jeune et belle, languir seule dans la smala du caïd Mohammed. Il brava la colère de son père, de ses oncles, la réprobation de tous les musulmans pieux. Il passait des jours et des semaine d’assoupissement voluptueux dans le refuge de Fathima-Zohra, indifférent à tout, tout entier à l’emprise d’une sensualité inassouvie, exaspérée dans l’inaction et la solitude à deux. Il vécut ainsi, avec la grande insouciance de sa race prodigue, s’endettant chez les juifs, comptant sur son père, malgré tout.

Puis, un jour, tout fut anéanti, brisé, balayé : on se battait dans le Sud-Ouest, le beylik[31] avait besoin des goums de toutes les tribus nomades de la région. Le caïd Mohammed saisit cette occasion : il prétexta sa vieillesse et fit désigner son fils aîné pour commander les goums des Ouled-Smaïl.

[31] Beylik, gouvernement.

Fathima-Zohra se lamenta. Touhami devint sombre, partagé entre le regret des griseries perdues et la joie orgueilleuse de partir pour la guerre.

La guerre ! Dans l’esprit de Touhami, ce devait être quelque chose comme une grande fantasia très dangereuse, où on pouvait mourir, mais d’où on revenait aussi couvert de gloire et de décorations. Lui comptait sur la chance.

Il fallait partir tout de suite, et les amants se résignèrent à l’inévitable. Leur dernière nuit fut longue d’extases douloureuses finissant dans les larmes, avec des serments très jeunes, très naïfs, très irréalisables…


… Le large disque carminé du soleil nageait, sans rayons, dans l’océan pourpre de l’aube. De petits nuages légers fuyaient, tout frangés d’or, sous le vent frais des premiers matins d’automne, et de grandes ondes de lumière opaline roulaient dans la plaine sur l’alfa houleux.

Les goumiers en burnous blancs ou noirs, encapuchonnés, silhouettes archaïques, traversèrent le village, sur leurs petits chevaux maigres, nerveux, que les longs éperons de fer excitaient à plaisir. En tête, Touhami faisait cabrer son étalon noir.

Il avait grand air, avec ses burnous et son haïk de soie blanche, sa veste bleue toute chamarrée d’or et sa selle en peau de panthère brodée d’argent. Il était heureux maintenant, et son visage rayonnait : il commandait des hommes, il les menait au combat.

Les belles filles ouvraient leurs portes pour dire adieu aux cavaliers qui passaient, amants anciens, amants de la veille, qui leur souriaient, très fiers eux aussi.

Parée et immobile comme une idole, les joues pâles et les paupières gonflées de larmes, Fathima-Zohra attendait sur son seuil depuis une heure, depuis que la destinée de Dieu avait arraché Touhami à sa dernière étreinte.

Ils échangèrent un adieu discret, rapide, poignant… Les yeux de Touhami se voilèrent. Il enleva furieusement son cheval. Tout le goum le suivit, galopade échevelée, animée de grands cris joyeux, accompagnés des youyou déjà lointains des femmes.


… Les mois s’écoulèrent, monotones, mornes pour Fathima-Zohra esseulée, pleins de désillusion pour Touhami.

Au lieu de la guerre telle qu’il l’avait rêvée, telle que la comprennent tous ceux de sa race, au lieu des mêlées audacieuses, des grandes batailles, au lieu des escarmouches hardies, de longues marches à travers les hamada désolées, sur les pistes de pierre du Sud-Oranais.

Tantôt les goums escortaient les lents convois de chameaux, ravitaillant les postes du Sud, tantôt ils se lançaient à la poursuite de djiouch insaisissables, de harka qu’on ne joignait jamais… Quelques rares fusillades avec les bandits faméliques qui se cachaient, quelques captures faciles de tentes en loques, pouilleuses, hantées de vieillards impotents, d’enfants affamés, de femmes qui hurlaient, qui embrassaient les genoux des goumiers et de leurs officiers français, demandant du pain. Pas une bataille, pas même une rencontre un peu sérieuse. Une fatigue écrasante et pas de gloire.

Touhami s’ennuyait ; il s’impatientait, souhaitant le retour aux étreintes de Fathima-Zohra…


… Un défilé aride sous un ciel gris, entre des montagnes aux entablements rectilignes de roches noirâtres, luisantes. Quelques rares buissons, de thuyas, des chevelures grises d’alfa. Un grand vent lugubre glapissant, dans le silence et la solitude. La nuit était prochaine, et le goum se hâtait, maussade, sous la pluie fine : c’était la dure abstinence du Ramadhane, en route et par un froid glacial.

Tout à coup une détonation retentit, sèche, nette, toute proche. Une balle siffla ; l’officier cria ; « Au trot ! » Le goum fila, pour occuper une colline et se défendre. Une autre détonation, puis un crépitement continu, derrière les dentelures d’une petite arête commandant le défilé. Un cheval tomba. L’homme galopa à pied. Un autre roula à terre. Un cri rauque, et un bras brisé lâcha les rênes d’un cheval qui s’emballa.

L’œuvre de mort était rapide, sans entrain encore, puisque sans action de la part des goumiers. Quand ils eurent abrité leurs chevaux derrière les rochers, les Ouled-Smaïl vinrent se coucher dans l’alfa : enfin ils ripostaient. Et ils tirèrent avec rage, cherchant à deviner la portée des coups, criant des injures au djich invisible. Une joie enfantine et sauvage animait leurs yeux fauves ; ils étaient en fête.

Touhami avait voulu rester à cheval, à côté de l’officier, calme, soucieux, qui allait et venait, songeant aux hommes qu’il perdait, à la situation peut-être désespérée du goum isolé. Il n’avait pas peur, et les goumiers l’admiraient, parce qu’il était très crâne et très simple, et parce qu’ils l’aimaient bien.

Touhami, au contraire, riait et plaisantait, tirant à cheval, maîtrisant sa bête qui, à chaque coup, se cabrait, les yeux exorbités, la bouche écumante. Il ne pensait à rien qu’à la joie de pouvoir dire aux siens, plus tard, qu’il s’était battu.

— Mon lieutenant, tu entends les mouches à miel, qu’elles sifflent autour de nous !

Touhami plaisantait les balles, faisant sourire le chef. Il arma son fusil, tira, visant dans un buisson qui semblait remuer… Puis, tout à coup, il lâcha son arme et porta ses deux mains à sa poitrine, se penchant étrangement sur sa selle. Il vacilla un instant, puis tomba lentement, s’étendant sur le dos, de tout son long, pour une dernière convulsion. Ses yeux restèrent grands ouverts, comme étonnés, dans son visage très calme.

— Pauvre bougre !

Et le lieutenant regretta l’enfant nomade qui désirait tant se battre et à qui cela avait si mal réussi.

L’étalon noir s’était enfui vers la vallée où il sentait les autres chevaux…


… Sous les voûtes basses, blanchies à la chaux, des lampes fumeuses répandent une faible clarté, laissant dans l’ombre les angles de la salle.

Des nomades vêtus de laines blanches, des spahis superbement drapés de rouge, des mokhazni en burnous noir, s’alignent le long des murs, accroupis sur des bancs. Silencieux, attentifs, ils écoutent, ils regardent. Parfois un œil s’allume, une paupière bat, le désir pâlit un visage.

La « rh’aïta » bédouine pleure et gémit, tour à tour désolée, déchirante, haletante, râlant… Comme un cœur oppressé, le tambourin accélère son battement, devient frénétique et sourd… Des fumées de tabac, des relents de benjoin, alourdissent l’air tiède.

Parée comme une épousée, toute en velours rouge et en brocart d’or, sous son long voile neigeux, Fathima-Zohra danse, lente, onduleuse, toute en volupté. Ses pieds glissent sur les dalles, avec le cliquetis clair des lourds « khalkhal » d’argent, et ses bras grêles agitent, comme des ailes, deux foulards de soie rouge. La lueur douteuse des lampes jette des traînées de sang, des coulées de rubis, dans les plis de la tunique de la danseuse.

Mais Fathima-Zohra ne sourit pas. Elle reste pâle, muette, avec un regard sombre. Et cependant elle danse, allumant les désirs de tous ces mâles dont l’un sera son amant pour cette nuit. Mais en elle rien ne vibre, rien ne s’émeut…

Un matin trouble de fin d’automne, sous la pluie, une troupe d’hommes en loques, montés sur des chevaux fourbus, a traversé, maussade et silencieuse, le village… Et l’un d’eux a conté comment Touhami ould Mohammed mourut par une soirée néfaste de Ramadhane, dans un défilé désert du Mogh’rib lointain.

Aflou, décembre 1903.

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