Notes de route : $b Maroc—Algérie—Tunisie
NOTES SUR OUDJDA
Oudjda
A travers les années errantes, l’œil blasé s’habitue aux plus éclatantes couleurs, aux plus étranges décors. Il finit par découvrir la décevante monotonie de la terre et la similitude des êtres — et c’est un des plus profonds désenchantements de la vie.
Pourtant il est des coins de pays qui semblent échapper à la tyrannie du temps, et qui se conservent presque intacts : ceux-là seuls peuvent rendre aux âmes les plus lasses le frisson et l’ivresse qu’elles croyaient perdus à jamais.
En plein torrent du siècle nivelateur, Oudjda est parmi ces cités oubliées.
L’impression en est d’autant plus intense qu’elle est inattendue, venant après une succession de décors d’une beauté connue, accoutumée, sans rien d’excessif et d’imprévu.
C’est d’abord, en ce terne printemps, une brève vision de Tlemcen embrumée, noyée de pluie, enfouie dans ses jardins très verts et très riants, avec ses hautes murailles grises, ses ruelles et ses boutiques, ses aspects saures et surannés, avec le minaret de Sidi-Bou-Médine se dessinant en noir sur l’horizon éploré…
Puis, au départ, sous un rayon de soleil faible, furtif comme un sourire au milieu des larmes, la grande silhouette de Mansourah ruinée, foudroyée, s’obstinant pourtant à durer, fière toujours sur le seuil de l’anéantissement, dans l’ardente poussée de vie végétale du sol africain.
Au delà de la brousse et des collines paisibles, au delà de la Tafna boueuse et insurgée, Lella Marhnia, petite bourgade militaire, aux rues larges, droites, bordées de fondouks vastes où la vague agitée du Maroc en fermentation vient battre et écumer en d’âpres trafics.
Derrière Marhnia, la plaine immense d’Angad en son large cirque de montagnes.
Là, plus rien que tristesse et monotonie, avec les squelettes gris des jujubiers effeuillés et les longues plaies rouges des oueds ravinés sillonnant l’herbe humide.
Sur la piste capricieuse, des charognes béantes étalent l’effroi de leurs entrailles arrachées, sous la caresse du soleil pâle, voilé de légères vapeurs blanches.
Une ceinture d’oliveraies profondes, des jardins fertiles et le velours vert des petits champs d’orge avec, parfois, au coin d’une muraille de terre, la floraison carminée d’un pêcher : un paysage tranquille qui rappelle le Sahel tunisien.
Mais, tout à coup, les oliviers s’écartent. Un haut rempart d’un blanc terne se dresse, inaccessible, farouche, troué d’une porte voûtée, puissante. C’est Oudjda.
Assis ou à demi couchés à terre, des « asker », soldats du Makhzen, en veste et chéchia écarlates, gardent la porte. Indifférents, l’œil vague, ces hommes nous regardent passer et répondent distraitement à notre salam.
Quand le soleil sera couché, au moment où les moueddhen lanceront les notes traînantes de leur appel, les portes d’Oudjda se fermeront, grinçant sur leurs vieux gonds de fer. On portera les clefs dans la kasbah, chez l’amel, où elles resteront jusqu’à l’aube. Du coucher au lever du soleil, Oudjda sera ainsi isolée du restant de la terre, et aucun être humain ne pourra plus y entrer ni en sortir.
Dès que nous avons passé la voûte, une odeur nous prend à la gorge, une odeur violente et composite, faite de relents de pourriture, de musc, de charognes et d’olives macérées.
Et c’est dans la boue et la putréfaction que nous entrons, parmi les mares stagnantes parées d’efflorescences verdâtres, où croupissent des déjections, des bêtes mortes, des débris immondes et des loques.
Au lieu du silence et du recueillement des autres villes de l’Islam, ici, c’est un grouillement compact et bruyant, une tourbe qui se démène et roule dans la vase des rues. On dirait qu’un vent de fièvre a passé sur Oudjda. Les gens semblent se hâter, eux qu’on s’attendait à voir marcher lentement, gravement.
Ils se pressent, se bousculent. Pour quelles affaires urgentes, pour aller où, puisque c’est le soir et que les portes vont être inexorablement closes ?
D’abord quelques ruelles misérables, puis une première place bordée de maisons jadis blanches et qui s’écroulent, étalant de larges lèpres noires, montrant des lézardes profondes comme des blessures. S’ouvrant sur la fange noire du sol, des boutiques, alvéoles étroits où s’entassent des marchandises et des victuailles : olives noires, luisantes, dattes brunes pressées en des peaux tannées, jarres d’huile verdâtre, pains de sucre enveloppés de papiers bleus.
Sur les sentiers un peu secs, la foule se tasse le long des murs que le continuel frottement des mains polit et souille.
Quel mélange de races, de types, de costumes ! Citadins de Fez ou d’Oudjda, en djellaba de drap fin, le visage blanc et impassible, au regard de ruse et d’orgueil… Nomades en haillons terreux, enturbannés et encapuchonnés, le chapelet au cou, profils réguliers et durs, plus connus pourtant et plus sympathiques… Femmes loqueteuses, minables, roulées dans de vieux haïks de laine sale, traînant leurs savates dans la boue…
Courant entre les piétons, fuyant comme des bandes de souris sous les pieds des chevaux, des nuées d’enfants quémandeurs, effrontés, polis pourtant, avec de doux minois, avec de longs yeux de caresse… Enfin ce sont les soldats et les rôdeurs, à peine distincts les uns des autres, visages de famine et de pillage, les Guéballa du centre surtout, robustes encore après de longs mois d’atroce misère, avec des faces osseuses, des dents aiguës et des yeux luisants. Quelques-uns portent la veste rouge du Makhzen, par-dessus d’indicibles loques.
Tout cela parle à la fois, se dispute, chante, rit, plaisante… Car, dans cette ville de pourriture et de misère, à cette heure dernière du jour, une gaieté règne, une gaieté insolite et sinistre qui achève d’assombrir le spectacle, de le rendre effrayant.
Elle tient de la folie et du désespoir, cette gaieté factice, et les plaisanteries qui sonnent très haut sont atroces ou obscènes. A tous les coins de rues, des colloques brutaux entre les soldats, les gamins et les prostituées, femelles épuisées, décharnées, de ces mâles que tenaillent la faim et la luxure, qu’on a amenés ici de très loin, pour les vouer à une effroyable agonie, dans l’inconscience et le désordre du Mogh’rib en convulsions.
En entrant dans Oudjda, on a la sensation d’un recul subit dans les siècles, d’un brusque retour à la sombre vie du moyen âge.
Les deux cavaliers Beni-Ouassine, de la frontière, et moi, nous traversons toute la ville pour aller en un refuge sûr et calme : la zaouïya de Sidi Abdelkader de Bagdad.
Et tout à coup, comme le soleil se couche, pourpre dans un océan d’or verdâtre, Oudjda, en ces quartiers éloignés où ne grouille plus la plèbe famélique, Oudjda relève ses voiles de deuil et d’épouvante, Oudjda sourit, blanche et rose, enserrée de murailles sarrasines aux créneaux élégants et d’oliveraies murmurantes. Tout se tait : un seul bruit humain, vieux comme l’Islam, l’appel lent des moueddhen tombant de très haut sur le recueillement des êtres.
Sur des arceaux qui s’effritent, où l’herbe a poussé, des ramiers lissent leurs plumes qui s’irisent avec des roucoulements doux.
La grande paix, l’immobilité et la sérénité grave des vieilles cités d’Islam, tout ce qui les fait ensorcelantes et délicieuses, je le retrouve enfin ici, bien inattendu, bien saisissant, après le cauchemar et l’épouvante de l’arrivée.
… Une vision de nuit, plus sombre, sous le ciel qui, de nouveau, se charge de nuages.
Avec un esclave noir de la zaouïya, je retraverse Oudjda, à cheval, pour aller visiter la petite mission française chargée d’instruire les canonniers marocains.
Maintenant, dans l’ombre opaque, elle est plus hallucinante et plus lugubre, l’étrange ville.
Le va-et-vient continue, plus fiévreux, course fantastique de spectres, avec des vacillements de falots aux vitres colorées, jetant de longues traînées de lumière rouge, verte, bleue, sur la surface unie des mares, d’où montent des bulles qui éclatent, comme si la boue entrait en ébullition.
Au bout de bâtons, les passants agitent leurs lanternes pour ne pas s’enlizer. Ils rasent les murs, se courbent, se glissent les uns entre les autres.
Une place, l’un des marchés, irrégulière, coupée de fossés puants, d’amas d’immondices. Dans un coin, en tas, deux ou trois cadavres de chiens que les vivants viennent flairer, pour s’enfuir ensuite, épouvantés, la queue entre les pattes, avec un long hurlement de mort…
Là, dans la boue, des étalages en plein air, sacs, caisses, couffins, et encore des fanaux à la flamme vacillante, faisant danser des ombres démesurées, difformes sur les murs voisins… oh ! le tumulte est assourdissant !
Sous le regard louche des lanternes, on vend des légumes, des oranges, des olives, des citrons, des dattes, même des sucreries ; seul, le pain est introuvable à cette heure tardive, ce pain après quoi soupirent tant de misérables exaspérés, d’êtres usés, enlaidis par la souffrance, et qui se multiplient menaçants, émergeant des coins d’obscurité pour y rentrer aussitôt, laissant l’inquiétude d’un profil sinistre entrevu, puis perdu, et qu’on croit sentir quelque part, tout près, derrière soi.
Mon cheval glisse, frémit. Il a peur de ces fantômes et de ces lumières ; il renifle et se cabre au milieu d’un concert d’imprécations.
Et c’est là, dans la nuit inclémente qu’on sent la faim, l’affreuse faim qui tenaille, à côté des citadins rassasiés, les lamentables « berrania », soldats, rôdeurs et gens des alentours, fuyant la guerre et réfugiés en ville.
Une clameur monte, gémissante, monotone, de toutes les places, de toutes les ruelles : « Dans le sentier de Dieu, du pain ! » « Pour Sidi Abdelkader Djilani, du pain ! » Et, au delà du marché, dans les ténèbres, une voix qui domine les autres, une voix blanche d’aveugle, martèle à l’infini les mêmes syllabes sur un air monotone et saccadé : « Qui me fera l’aumône d’un pain pour Sidi Yahia ! »
Et ce nom de Sidi Yahia, patron d’Oudjda, revient en refrain, sonne avec une dureté d’expression qui finit par rendre farouche et menaçante cette supplication de mendiant.
Enfin, non sans peine, nous trouvons la kasbah : le nègre connaît à peine les rues, et les passants interrogés se détournent et ne répondent pas. Au delà d’une nouvelle muraille, en pleine ville, dans un quartier plus désert, une haute maison blanche, fermée, barricadée comme tout ici.
Là, abandonnés de leurs élèves depuis que le pain manque, deux officiers et un sergent français, avec deux sous-officiers de tirailleurs indigènes algériens, demeurent seuls, exilés, réduits à l’inaction, dans la morne tristesse de ce coin d’Oudjda. Ils restent à leur poste de soldats et se résignent, dans l’incertitude et l’inutilité de leur présence, pauvres braves gens qui demain peut-être seront les victimes des querelles et des pillages marocains.
Il est trop tard pour retourner à la zaouïya, et c’est trop loin, à travers la boue et la foule. Dans une chambre antique, je m’étends sur un tapis.
Comme en rêve, dans mon demi-sommeil, j’entends tout à coup une voix nombreuse et indistincte d’abord, puis qui monte jusqu’à des sonorités limpides de hautbois, pour finir très lentement, très doucement, en un soupir : ce sont des Aïssaouah qui prient et qui psalmodient leur dikr[32] dans la sérénité pudique de la nuit, voilant la pourriture des choses, la souffrance et l’abjection des êtres.
[32] Dikr, formule d’invocation spéciale à chaque confrérie.
Et là encore, c’est, comme au coucher du soleil, une impression de paix immense, d’immobilité, une impression intense de vieil Islam indifférent devant la mort, insoucieux devant les ruines, poursuivant à travers le tumulte des siècles de guerre et de sang son grand rêve serein d’éternité.
… Le jour s’est levé, clair, radieux, sur le petit jardin de rosiers caché dans la cour de la mission, à l’ombre d’un tremble géant, tout argenté, et des vieux remparts de la kasbah, rongés de mousse.
Retour au marché, toujours à cheval, de peur de marcher sur cette terre empestée.
… Oudjda respire : à l’aube sont sortis les quatre mille hommes affamés et menaçants de l’armée de Taza, recrutés presque tous parmi les terribles Guéballa. La mahalla est partie, droit devant elle, à la recherche du pain promis, et ne revient pas… Malheur à ceux qui rencontreront cette horde famélique sur les routes désertes !
Pourtant, aujourd’hui encore, des hommes courent, vendant à la criée les inutiles fusils et leurs vestes couleur de sang. Ils vendent ces choses avec une sorte d’acharnement, pour n’importe quel prix, avec des insultes, des moqueries pour le Makhzen impuissant et menteur. Leur haine éclate au grand jour.
Plus on avance, plus les rues deviennent étroites, plus la foule se fait compacte. Çà et là, dans la boue surchauffée, une charogne s’enfle. Une ferrure de cheval, une griffe avide de chien en arrache des lambeaux de chair morte, laissant des coulées de sang noirâtre et de sanie.
Et les gens de la ville, les « khador » propres et distingués, débordés depuis des mois par la horde des « berrania » n’essayent même plus de nettoyer leur ville : ils passent devant les immondices et se détournent avec dégoût.
On voit aussi, dans ces rues, coupées à chaque pas de voûtes, d’enceintes successives, une extraordinaire truanderie, des aveugles, des lépreux, des estropiés et des idiots…
Sensations de coupe-gorge, de bouge et de cour des miracles, mélange de dégoût, d’effroi, de pitié, tout s’amalgame en moi et m’oppresse.
Des hommes musclés, presque tous vêtus des défroques rouges du Makhzen, courent à travers la ville, bousculant les gens. Attachées à leur cou par une longue chaînette, une gamelle et une clochette, le tout en cuivre jaune, pendent et tintent. Sur leur dos, ils portent une outre pleine : se sont les guerbadjia, les marchands d’eau, qui, avec leur bruit insolite, ajoutent encore une note de dépaysement.
Tout à coup, parmi les brocanteurs, un grand beau soldat bronzé, en veste écarlate, élève à bras tendus un chien hérissé, hurlant, qu’il tient par la peau du cou. A pleine voix, imitant les vendeurs, il crie, par dérision :
— A cinq sous azizi, le chien ! c’est un bon gardien ; il ne ment pas, celui-là !
Et tous comprennent l’allusion insultante au Makhzen trompeur. C’est un tonnerre de rires, tandis que la bête, délivrée, s’enfuit en aboyant furieusement.
… A la zaouïya, de grandes cours claires, de longues salles nettes et blanches, du silence et du recueillement.
Autour du très jeune fils du cheikh absent, un enfant pâle et maladif en djellaba de drap sombre, des personnages graves, lents, au sourire accueillant, aux manières douces. Ils parlent — comme s’ils récitaient une leçon apprise — du Sultan, de ses idées de réformes bienfaisantes et des crimes du Rogui…
Mais, au fond, ils sont trop intelligents pour épouser toutes ces querelles. Ils veulent s’en abstraire, dans leur monde immuable et fermé, vivre comme vécurent leurs pieux ancêtres et diriger en silence, dans l’ombre, les affaires des croyants, sans s’inquiéter ou non du maître du Mogh’rib, toujours si effacé et si lointain.
De superbes négresses esclaves nous servent le thé et la diffa de lait et de viande poivrée. Sous leur mlahfa de laine sombre, elles ont des corps souples et musclés, d’une perfection de formes qui se devine à chaque mouvement. Et elles sourient à demi, roulant les globes blancs de leurs grands yeux d’une animalité caressante.
Comme elle est loin des horreurs du dehors, cette zaouïya cachée derrière des murs, et des enceintes successives, et des cours, et des corridors ! Comme elle est immaculée et paisible, dans la putréfaction et les hurlements d’Oudjda !
C’est sur cette impression de calme profond, recouvrant du mystère, que je pars.
Pour la dernière fois, nous retraversons encore tout le chaos d’Oudjda, sous le soleil, de midi, et nous ressortons par la même porte de l’Est.
C’est la fin. Le somptueux rideau vert et argent des oliviers s’est refermé sur toutes ces courtes visions, sur ce rêve de quelques heures, tenant de l’ivresse et du cauchemar.
Et, malgré tout, avec tous ses contrastes, Oudjda sordide, affamée, prostituée, Oudjda, la ville de la putréfaction et de la mort, m’a laissé une de mes impressions d’Afrique les plus profondes, les plus saisissantes. Je l’ai quittée sans la fuir, presque à contre-cœur, gardant le souvenir nostalgique des rares instants où, comme furtivement, elle s’est montrée à moi, calme et souriante, d’une beauté mélancolique de princesse déchue, plongée en plein cœur de l’effroi et des ruines marocaines, dans ce pays où tout sommeille et où tout croule, lentement, sous les regards indifférents des hommes qui n’essayent pas de lutter contre l’anéantissement, qui ne croient pas à la force humaine…
Tlemcen, 27 mars 1904.