Notes de route : $b Maroc—Algérie—Tunisie
Sidi Slimane
J’ai éprouvé aujourd’hui une sensation intense de recul dans le temps, vers les siècles abolis. Je suis allée rendre visite au tombeau de Sidi Slimane Bou-Semakha, par une matinée chaude de fièvre[8].
[8] Des premières notes :
Visite à la koubba de Sidi Slimane Bou-Semakha, un matin très chaud et très clair d’octobre. Impression intense de recul subit vers les siècles abolis de foi et d’immobilité.
Une sage politique, pour ne pas blesser les susceptibilités locales et surtout voisines (Figuig), a respecté jusqu’à présent l’inviolabilité du sanctuaire : aucun chrétien n’y a jamais pénétré. Les officiels français, lors de l’occupation, se sont contentés de recevoir la soumission des ksouriens dans le corridor extérieur de la koubba.
C’est avec Ben-Cheikh que je vais au « makam » du grand saint du Sud-Ouest.
Après le corridor dallé, nous tournons à droite et nous quittons nos chaussures. C’est le makam, le tombeau, au milieu d’une petite salle toute blanche, mystérieusement éclairée par en haut. Le tombeau est en bois, en forme de pyramide, recouvert de draperies de soie rouge et verte.
Comme tout en ce lieu, ces vieilles étoffes de jadis ont un grand charme de vétusté, avec leurs couleurs fanées, adoucies dans la pénombre bleuâtre. Une grille en bois ouvré, si vieux qu’il s’effrite sous l’ongle, entoure le makam. Une fantaisie bizarre a placé là une très haute et très antique horloge d’Europe, dont la boîte en bois est peinturlurée de fleurs naïves en cinabre, en indigo et en or.
Par quel hasard imprévu, après quelles vicissitudes singulières, cette horloge est-elle venue échouer là, en plein désert, aux portes de Figuig ? Épave sans doute de quelque pillage lointain sur les côtes d’Andalousie passée en ex-voto après une longue pérégrination à travers le Maroc…
Le mouvement s’est arrêté depuis longtemps et ne trouble plus le silence pieux. Des petits cierges de cire vierge et des cassolettes de benjoin alourdissent l’air sous la coupole surbaissée.
Un très vieux mokaddem, tout courbé sous ses voiles de laine immaculée, reçoit la ziara, nous accompagnant de quelques bénédictions murmurées d’une voix éteinte… Nous sortons, et la grande lumière d’or nous éblouit dans la plaine nue, semée de petites pierres grises dressées : des tombes et des tombes innombrables.
Vers le sud et le sud-ouest du village, une haute colline rocheuse ferme l’horizon. Au pied de cette muraille ocreuse, un coin charmant : au fond du lit desséché de l’oued, un groupe de dattiers et de lauriers-roses autour d’un puits.
On y fait des briques de toub et on a éventré la colline où la carrière ouvre comme des plaies roses avec des coulées de sanguine. Des ouvriers marocains, en loques européennes et en turbans bas, travaillent en chantant sous les ordres d’un vieil Espagnol tanné, basané, au fruste visage ensauvagé par une barbe inculte de gnome.
Vers l’ouest de Ben-Zireg et de Béchar, plus rien, la plaine nue, la hamada dallée de pierres noires, coupée de petites arêtes aiguës. Vers la droite, les hautes montagnes aux teintes changeantes et la petite palmeraie de Mélias, tapie à l’entrée d’un défilé profond : encore un repaire de djiouch et un lieu peu sûr, dit-on, et qui a l’air bien tranquille et bien désert, vu de loin, en face du grand décor morne et splendide de la plaine et des collines.
De ce côté, les caprices de la lumière faussent la perspective des choses, rapprochent ou éloignent singulièrement les ondulations du terrain. Un matin, une longue théorie de chameaux qui pâturaient au pied des collines, très loin, me semblèrent tout à coup grandir, se déformer, devenir géants… Puis, peu à peu, comme le soleil tournait, ils redevinrent tout petits, à peine visibles dans la brume incandescente.
Une sage politique, respectant les susceptibilités musulmanes, a jusqu’à présent protégé l’inviolabilité de la koubba : jamais aucun chrétien, pas même les officiers, n’y est entré.
Moi, musulmane, on m’y mène, car Sidi Slimane est le grand guérisseur des malades.
C’est avec Ben Cheikh, le chef des Zoua, que je vais au tombeau du grand marabout.
Après un long corridor dallé, nous tournons à droite et nous quittons nos chaussures.
C’est la chapelle, sous la coupole.
Le tombeau est au milieu d’une petite salle toute blanche, mystérieusement éclairée par en haut. Il est en bois, de forme pyramidale, et recouvert de draperies de soie rouge et verte.
Comme tout en ce lieu, ces étoffes ont un grand charme de vétusté, avec leurs couleurs fanées, encore adoucies dans la pénombre bleue.
Une grille en bois ouvré, si vieux qu’il s’effrite au toucher, entoure le tombeau, l’enserrant de tout près. De lourds chapelets de bois odorant, aux grains gros comme de petites pommes, pendent aux pieds et à la tête du saint.
Une fantaisie bizarre a placé là une très haute et très antique horloge d’Europe, dont la boîte en bois est peinturlurée de fleurs naïves en cinabre, en indigo et en or.
Par quel hasard, après quelles vicissitudes et quelles pérégrinations cette horloge est-elle venue échouer là, dans ce sanctuaire figuiguien ? Épave peut-être de quelque pillage barbaresque sur les côtes d’Italie ou d’Espagne, envoyée en ex-voto, à dos de bêtes, à travers le Maroc…
Le mouvement est arrêté sur un midi ou une minuit oubliés, et rien ne trouble plus le silence pieux.
De petits cierges en cire vierge et des cassolettes de benjoin alourdissent l’air sous la coupole basse.
Un très vieux personnage, tout blanc et tout courbé sous de longs voiles immaculés, reçoit la ziara, l’offrande, et il nous accompagne de bénédictions murmurées d’une voix éteinte, comme lointaine.
Nous ressortons, et la grande lumière du dehors m’éblouit dans la plaine nue, semée seulement d’innombrables tombes…