Notes de route : $b Maroc—Algérie—Tunisie
Agonie
Le convoi de Béchar partit vers midi, emportant des madriers et des planches.
Messaouda, la chamelle grise de Maamar-ould-Djilali, affaiblie par de longues marches, n’alla pas loin : en face de la petite palmeraie de Mélias, ses longues pattes tremblèrent brusquement et fléchirent, elle s’agenouilla avec une plainte rauque, puis elle se renversa sur le côté.
Maamar connut que sa chamelle allait mourir et il invoqua Dieu, car une grande tristesse avait étreint son cœur bédouin.
Le convoi s’arrêta. Avec des cris et des imprécations, on fit agenouiller d’autres chameaux sur lesquels on partagea la charge de la bête mourante. On lui ôta jusqu’à son petit bât triangulaire et les loques qui protégeaient sa bosse pelée. Un instant, Maamar, ses bras musclés ballants, sa tête d’aigle courbée, considéra, atterré, sa chamelle. Puis, avec un soupir, il ramassa son bâton et repartit, poussant devant lui ses deux autres chameaux, avec un sifflement bref et un ah ! guttural.
… Le jour finissait en apothéose sur la vallée lugubre, enserrée entre des montagnes sévères et de petites collines sèches, arides, sans une herbe, d’une couleur terne de fumée rousse.
Des reflets d’incendie coulèrent sur les rochers, qui prirent des teintes de braise obscure.
La chamelle, affalée sur le sol ardent, vivait encore, résignée.
Pourtant, tout à coup, un long spasme agita son corps, depuis ses pattes étendues jusqu’à sa petite tête aux longues dents jaunes, aux grands yeux doux et douloureux qui pleuraient.
Et ces vraies larmes, lourdes et lentes, étaient d’une poignante et très déconcertante tristesse, sur cette face de bête primitive, soudain si étrangement rapprochée de notre humanité, dans l’angoisse de la mort.
… Après, ce fut une grande convulsion. Les pattes remuèrent, repliées, comme pour fuir.
Puis, le long cou souple s’étendit, se rejeta en arrière, en un geste d’un abandon suprême.
Les yeux devinrent vitreux, s’éteignirent. Le poil terni, les membres raides, Messaouda, la chamelle grise, était morte[14].
[14] Variante :
Le poil terni, les membres raides, comme aplatis contre terre et diminués déjà, Messaouda, la chamelle grise, était morte.
… Depuis trois jours, le convoi de Béchar avait passé sur la route, dans la vallée de Mélias.
Midi. Le soleil dardait à pic sur les dalles noires. La carcasse de la chamelle morte s’ouvrait béante.
Sur le long cou, parmi les vertèbres à nu, sur la petite tête, des lambeaux de poils soyeux subsistaient, souillés de sang coagulé. Sur les côtes, une peau mince restait tendue, avec des transparences rouges.
Au hasard des combats nocturnes, les chacals et les hyènes avaient ouvert le ventre de Messaouda, arrachant les entrailles et les viscères, qu’ils s’étaient ensuite disputés rageusement, avec des ululements funèbres.
Au soleil, des légions d’insectes nécrophores, d’un noir nuancé des saphirs et des émeraudes splendides de la putréfaction, grimpaient à l’assaut de la charogne.
Par petits lambeaux ils la dévoraient, hâtant l’œuvre de sa destruction.
Avec, jusqu’au tréfonds de leur chair mortelle, la crainte obscure des choses de la mort, les chevaux pointaient leurs oreilles nerveuses et s’écartaient brusquement des restes de Messaouda, abandonnée au bord de la route déserte de Béchar comme la coque d’une barque échouée sur la grève[15].
[15] Variante :
Quand des chevaux passent, ils pointent leurs oreilles nerveuses, en reniflant, avec une peur obscure des choses de la mort dont ils frémissent, comme s’ils en sentaient le souffle pénétrer au plus profond de leur chair mortelle…
Et tremblants ils s’écartent de la chamelle grise, abandonnée sur le bord de la piste déserte, comme la coque d’une barque échouée sur la grève…