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Notes de route : $b Maroc—Algérie—Tunisie

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Visite à Lèlla Zeyneb

Dans un coin, près de la porte des appartements intérieurs, sur une sorte de perron en pierre, une femme portant le costume de Bou-Saâda, blanc et très simple, est assise. Son visage bronzé par le soleil, car elle voyage beaucoup dans la région, est ridé. Elle approche de la cinquantaine. Dans les prunelles noires des yeux au regard très doux, la flamme de l’intelligence brûle, comme voilée par une grande tristesse. Tout, dans sa voix, dans ses manières, et dans l’accueil qu’elle fait aux pèlerins dénote la plus grande simplicité. C’est Lèlla Zeyneb, la fille et l’héritière de Sidi Mohammed Belkassem.

Le marabout, sans descendance mâle, désigna pour lui succéder après sa mort son unique enfant, qu’il avait instruite en arabe comme le meilleur des tolba. Il préparait à sa fille un rôle bien différent de celui qui incombe généralement à la femme arabe, et c’est elle qui, aujourd’hui, dirige la zaouïya et les Khouans, affiliés de la confrérie.

Les zaouïya ne sont pas, comme l’affirment certains auteurs qui ne les connaissent que de nom, des « écoles de fanatisme ». Outre l’instruction musulmane, les zaouïya dispensent les bienfaits de leur charité à des milliers de pauvres, d’orphelins, de veuves et d’infirmes qui, sans elles, seraient sans asile et sans secours.

Plus que tout autre, la zaouïya de Lèlla Zeyneb est un refuge pour les déshérités qui y affluent de toutes parts.

Lèlla Zeyneb, atteinte d’une douloureuse affection de la gorge, lutte courageusement contre tous les ennemis que lui suscitent certaines jalousies, et continue son œuvre de dévouement et d’abnégation.

… Mon cas, mon genre de vie et mon histoire intéressent vivement la maraboute. Quand elle a tout entendu, elle m’approuve et m’assure de son amitié pour toujours. Cependant, tout à coup, elle s’attriste, et je vois des larmes dans ses yeux.

— Ma fille… j’ai donné toute ma vie pour faire le bien dans le sentier de Dieu… Et les hommes ne reconnaissent pas le bien que je leur fais. Beaucoup me haïssent et m’envient. Et pourtant j’ai renoncé à tout : je ne me suis jamais mariée, je n’ai pas de famille, pas de joie…

Je me sens devenir triste, devant cette douleur injuste, cachée peut-être depuis des années, et qui ne se fait jour qu’en présence d’une autre femme dont la destinée est aussi très éloignée de l’ordinaire.

Une toux rauque secoue de temps en temps la poitrine de Lèlla Zeyneb… Je la sens bien malade, hélas ! celle qui est là pour veiller sur la grande famille riche en infortunes qui se presse autour d’elle. Et que deviendra la zaouïya bienfaisante, le jour, prochain sans doute, où Lèlla Zeyneb mourra ?

Cette personnalité de femme, vivant dans le célibat et jouant un grand rôle religieux, est peut-être unique dans l’Occident musulman et mériterait, certes, d’être étudiée mieux que je n’ai pu le faire pendant un séjour trop rapide à la zaouïya…


… Je passe la nuit seule, dans une vaste pièce voûtée. Le vent de la montagne secoue avec violence les volets des fenêtres. Il pleure et gémit dans la vallée et parmi les tombes du cimetière tout proche.

… Une voix de rêve, mélancolique et d’une infinie douceur, me réveille au petit jour.

— Dieu est unique et secourable… Il n’a point été engendré et n’a pas engendré… Dieu n’a pas de semblable ! chante la voix, lentement, lentement.

Je me lève, songeant avec tristesse que c’est le dernier jour, et je m’approche de la fenêtre : en bas, un vieillard se promène, récitant sur un air de jadis les versets du Livre.

J’ai dit au revoir à Lèlla Zeyneb et j’ai quitté la zaouïya d’El-Hamel…

A Bou-Saâda, je monte dans une informe guimbarde, bondée de Juifs, et qui s’en va à Aumale, à travers cent trente kilomètres de cahots et d’ornières.

Ce sont d’abord des sables roux, des tamaris épars, un horizon vaste et vide, qui ressemble à celui du Sahara, dont je m’éloigne une fois de plus.

Les premières haltes ont encore des aspects connus et aimés : bordjs caducs, palmiers groupés dans les bas-fonds. Puis tout change. Nous remontons vers les Hauts-Plateaux, le paysage devient sévère et triste, d’une tristesse que je n’aime pas. C’est fini…

Ce rêve de sept jours s’est envolé, après tant d’autres, et j’en suis presque à me demander si c’est bien vrai, si toute cette féerie rapide n’est pas un songe, si cette Bou-Saâda et cette zaouïya, et cette maraboute en voiles blancs, si tout cela n’est pas issu de mon imagination nostalgique.


Combien je devais regretter Bou-Saâda, sa lumière incomparable son grouillement si chaud et si pittoresque !

Peu de temps après je partais pour l’ennuyeuse Ténès, où je vécus de longs mois près des fellah du Tell. Là je pus étudier attentivement les rapports des indigènes et des colons… Le paysan arabe a la patience du moujik. Le colon est le plus souvent un brave homme qui ne comprend pas son voisin.

J’allais souvent à Alger et j’y écrivais. Un jour de pluie je rencontrai Abou Bekr sous les arcades.

— Ne viendrez-vous plus nous voir là-bas ?… les arbres commencent à fleurir… la maraboute parle souvent de vous…

Et deux jours après j’étais de nouveau en route pour Bou-Saâda, légère et joyeuse, malgré le froid de la saison, comme si j’allais cueillir des fleurs au jardin.

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