Notes de route : $b Maroc—Algérie—Tunisie
Pleurs d’amandiers
A Maxime Noiré, le peintre des horizons en feu et des amandiers en pleurs.
Bou-Saâda, la reine fauve, vêtue de ses jardins obscurs et gardée par ses collines violettes, dort, voluptueuse, au bord escarpé de l’oued où l’eau bruisse sur les cailloux blancs et roses. Penchés comme en une nonchalance sur les petits murs terreux, les amandiers pleurent leurs larmes blanches sous la caresse du vent, et leur parfum doux plane dans la tiédeur molle de l’air, évoquant une mélancolie charmante…
C’est le printemps : sous ces apparences de langueur, de fin attendrie des choses, la vie couve, violente, pleine d’amour et d’ardeur, la sève puissante monte des réservoirs mystérieux de la terre.
Le silence des cités du Sud règne sur Bou-Saâda et, dans la ville arabe, les passants sont rares. Dans l’oued pourtant circulent parfois des théories de femmes et de fillettes en costumes éclatants.
Melahfa violettes, vert émeraude, rose vif, jaune citron, grenat, bleu de ciel, orangé, rouges ou blanches, brodées de fleurs et d’étoiles multicolores ; têtes coiffées du lourd édifice de la coiffure saharienne, faite de tresses, de mains d’or ou d’argent, de chaînettes, de petits miroirs et d’amulettes, ou couronnées de diadèmes ornés de plumes noires… tout cela passe, chatoie au soleil ; les groupes se forment et se déforment en un arc-en-ciel sans cesse changeant, comme des essaims de papillons charmants. Et ce sont encore des troupes d’hommes vêtus et encapuchonnés de blanc, aux visages graves et bronzés, qui débouchent en silence des ruelles ocreuses…
Depuis des années, devant une masure en boue séchée au soleil ami, deux vieilles femmes sont assises du matin au soir. Elles se drapent dans des melahfa rouge sombre, dont la laine épaisse forme des plis lourds autour de leurs corps de momies. Coiffées selon l’usage du pays, avec des tresses de laine rouge et des tresses de cheveux gris teints au henné en orangé vif, elles portent à leurs oreilles fatiguées des anneaux lourds que soutiennent des chaînettes d’argent agrafées dans les mouchoirs de soie de la coiffure. Des colliers de pièces d’or et de pâte aromatique durcie, de fortes plaques d’argent ciselé couvrent leur poitrine affaissée ; à chacun de leurs mouvements rares et lents, tintent toutes ces parures et les bracelets à clous de leurs chevilles et de leurs poignets osseux.
Immobiles comme de vieilles idoles oubliées, elles regardent passer, à travers la fumée bleue de leurs cigarettes, les hommes qui n’ont plus un regard pour elles, les cavaliers, les cortèges de noces, les caravanes de chameaux ou de mulets, les vieillards caducs qui ont été leurs amants, jadis, tout ce mouvement de la vie qui ne les touche plus.
Leurs yeux ternes, démesurément agrandis par le khôl, leurs joues fardées quand même, malgré les rides, leurs lèvres rougies, tout cet apparat jette comme une ombre sinistre sur ces vieux visages émaciés et édentés.
… Quand elles étaient jeunes, Saâdia, à la fine figure aquiline et bronzée, et Habiba, blanche et frêle, charmaient les loisirs des Bou-Saâdi et des nomades.
Maintenant, riches, parées du produit de leur rapacité d’autrefois, elles contemplent en paix le décor chatoyant de la grande cité où le Tell se rencontre avec le Sahara, où les races d’Afrique viennent se mêler. Et elles sourient à la vie qui continue — immuable et sans elles — ou à leurs souvenirs… qui sait ?
Aux heures où la voix lente et plaintive des moueddhen appelle les croyants, les deux amies se lèvent et se prosternent sur une natte insouillée, avec un grand cliquetis de bijoux. Puis elles reprennent leur place et leur songerie, comme si elles attendaient quelqu’un qui ne vient pas.
Rarement elles échangent quelques paroles.
— Regarde, ô Saâda, là-bas, Si Châlal, le cadi… Te souvient-il du temps où il était mon amant ? Quel fringant cavalier c’était alors ! Comme il enlevait, adroitement sa jument noire ! Et comme il était généreux, quoique simple adel encore. A présent, le voilà vieux… Il lui faut deux serviteurs pour le faire monter sur sa mule aussi sage que lui, et les femmes n’osent plus le regarder en face… lui dont je mangeais les yeux de baisers !
— Oui… Et Si Ali, le lieutenant, qui, simple spahi, était venu avec Si Châlal, et que j’ai tant aimé ? Qu’il t’en souvienne ! Lui aussi était un cavalier hardi et un joli garçon… Comme j’ai pleuré, quand il partit pour Médéah ! Lui, il riait, il était heureux, on venait de le nommer brigadier… il m’oubliait déjà… Les hommes sont ainsi… Il est mort l’an dernier… Dieu lui accorde sa miséricorde !
Parfois elles chantent des couplets d’amour qui sonnent étrangement dans leurs bouches à la voix chevrotante, presque éteinte. Et elles vivent ainsi, insouciantes, parmi les fantômes des jours passés, attendant que l’heure sonne.
… Le soleil rouge monte lentement derrière les montagnes drapées de brume légère. Une lueur pourpre passe à la face des choses, comme un voile de pudeur. Les rayons naissants accrochent des aigrettes de feu à la cime des dattiers, et les coupoles d’argile des marabouts semblent en or massif. Pendant un instant toute la vieille ville fauve flambe, comme calcinée par une flamme intérieure, tandis que les dessous des jardins, le lit de l’oued, les sentiers étroits, demeurent dans l’ombre, vagues, comme emplis d’une fumée bleue qui délaye les formes, adoucit les angles, ouvre des lointains de mystère entre les petits murs bas et les troncs ciselés des dattiers… Sur le bord de la rivière, la lueur du jour incarnadin teinte en rose les larmes éparses, figées en neige candide, des amandiers pensifs.
Devant la demeure des deux vieilles amies, le vent frais achève de disperser la cendre du foyer éteint, qu’elle emporte en un petit tourbillon. Mais Saadia et Habiba ne sont pas à leur place accoutumée.
A l’intérieur, une plainte tantôt rauque, tantôt stridente, monte. Autour de la natte sur laquelle Habiba est couchée, tel un informe paquet d’étoile rouge, sur l’immobilité raide duquel les bijoux scintillent étrangement, Saâdia et d’autres amoureuses anciennes se lamentent, en se déchirant le visage à grands coups d’ongles. Et le cliquetis des bijoux accompagne en cadence la plainte des pleureuses.
A l’aube, Habiba, trop vieille et trop usée, est morte, sans agonie, bien doucement, parce que le ressort de la vie s’était peu à peu brisé en elle.
On lave le corps à grande eau, on l’entoure de linges blancs sur lesquels on verse des aromates, puis on le couche, le visage tourné à l’Orient. Vers midi, des hommes viennent qui emportent Habiba vers l’un des cimetières sans clôture où le sable du désert roule librement sa vague éternelle contre les petites pierres grises, innombrables.
C’est fini… Et Saâdia, seule désormais, a repris sa place. Avec la fumée bleue de son éternelle cigarette achève de s’exhaler le peu de vie qui reste encore en elle, tandis que, sur les rives de l’oued ensoleillé et dans l’ombre des jardins, les amandiers ne cessent de pleurer leurs larmes blanches, en un sourire de tristesse printanière…
Bou-Saâda le 3 février 1903.