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Notes de route : $b Maroc—Algérie—Tunisie

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Amira

Pendant la nuit, un vent de tempête a chassé des tourbillons de pluie, détrempant le vaste plateau argileux où nous campons, les champs dénudés et les profondes oliveraies coupées çà et là de haies de figuiers de Barbarie.

Nos pauvres tentes nomades, mouillées et alourdies, semblent autant de grandes bêtes peureuses, aplaties sur la terre rouge.

L’aube terne et triste d’automne se lève sur cette campagne d’Afrique toute changée, comme déformée par les buées froides qui flottent à l’horizon.

Transis et maussades autour d’un grand feu pâle qui fume beaucoup, nous attendons en silence le café qui nous rendra un peu de force et de chaleur.

C’est une de ces heures grises, lentes, où l’âme semble se replier sur elle-même et sentir, avec une intensité douloureuse et morne, l’inutilité finale de l’effort humain.

… Depuis deux mois, par un hasard de ma vie errante, je campe dans les sombres tribus indociles de ces terres hautes d’Amira qui dominent les prairies fertiles et les bois ombreux du Sahel souriant.

Ayant promis à un journal des impressions de voyage dans ce pays, je me suis jointe à une petite caravane chargée par les autorités tunisiennes de faire des enquêtes sommaires et de récolter les impôts arabes, toujours arriérés.

Il y a là le petit khalifa du caïd de Monastir, Maure de Tunis, mince et fluet, très effacé, assez juste, point cruel et pas trop avide surtout ; deux vieux notaires arabes, s’immobilisant dans les idées et les attitudes de jadis, très doux, très bienveillants et souriants. Puis le brigadier de spahis Ahmed, un Oranais, singulier mélange de grâce juvénile, de violence souvent sauvage, d’insouciance et de réflexion beaucoup plus profonde que ne le comporte sa situation sociale… Enfin des Bédouins en burnous rouges ou bleus, qui sont des spahis et des deïra du Makhzen.

… Depuis deux mois, j’assiste en spectateur à ce que font ces gens que je ne connais que depuis que j’erre avec eux, vivant de leur vie, et qui ignorent tout de moi… Pour eux, je suis Si Mahmoud Saadi, le petit Turc évadé d’un collège de France…

Et mon cahier de notes est resté si peu chargé, malgré quelques remords, quelques velléités d’écrire… Une fois encore la vie bédouine, facile, libre et berceuse, m’a prise pour me griser et m’assoupir. Écrire… pourquoi ?


Tandis que je songe, presque avec ennui, à toutes ces choses de ma vie présente, on vient tout à coup nous chercher pour aller là-bas, au fond de la plaine, apaiser une tribu qui, pour venger la mort de l’un des siens, veut aller en massacrer une autre…

Il faut tout abandonner, laisser le campement à la garde d’un deïra qui s’occupera du transport pour ce soir et partir avec l’envoyé du cheikh…


Une course échevelée à travers des halliers, dans la terre molle et glissante. Nous sautons des fossés, des haies de figuiers de Barbarie, sur des chevaux énervés par le vent et la pluie et qui ne veulent plus obéir.

Mais voici le douar des Hadjedj ; une centaine de gourbis et de tentes basses sur une colline arrondie, dans un site d’une nudité effrayante : pas un arbre, pas une herbe…

Une animation insolite règne dans le douar et, de très loin, nous entendons des clameurs furieuses.

Entre les tentes, des hommes en haïks noirs, ou terreux, que le vent agite, se démènent, discutant par groupes, en des attitudes violentes, tandis que d’autres, accroupis, fourbissent et arment de vieux fusils à pierre, aiguisant des sabres à poignées en bois, des poignards et des faucilles. Au milieu du douar, les femmes, enveloppées de voiles bleus ou rouges, se lamentent autour d’un haïk noir, tout gluant de sang, qui recouvre un cadavre…

Les hommes poussent de grands cris de menace et de mort, et comme au temps des migrations ancestrales, ils se disposent à aller massacrer et piller la tribu de Zerrath-Zarzour, campée vers l’Ouest, au delà d’un ravin large de près d’un kilomètre et profond comme un abîme.

Le jeune cheikh Aly, superbe d’énergie et d’émotion, s’avance à notre rencontre, un fusil à la main, et nous explique ce qui se passe :

— Ce matin, un garçon des Zerrath-Zarzour, nommé Aly ben Hafidh, est venu ici, chez nous, avec son frère Mohammed, pour vendre deux brebis à mon khodja, que voici. Ils ont rencontré un des nôtres, Hamza ben Barek, avec la famille duquel ils sont mal depuis longtemps. Ils étaient tous trois là-haut, sur cette petite éminence en dehors du douar. Ils se sont pris de querelle, et Aly ben Hafidh a frappé Hamza à coups de matraque, lui brisant le crâne… Voilà le cadavre. Toute la tribu et quatre bergers de la tribu de Melloul ont vu le crime. Mais Aly et son frère se sont enfuis dans le ravin. A présent les nôtres, pour se venger, veulent aller massacrer ceux des Zerrath-Zarzour.

Tandis que le cheikh nous parle, les hommes se sont rapprochés et un grand silence règne sur le douar, troublé seulement par les lamentations des femmes. Debout, le regard menaçant et ferme, les armes à la main, les nomades écoutent… A peine le cheikh a-t-il fini sa dernière phrase, que la sauvage clameur éclate de nouveau.

Les gestes et les cris sont d’une violence inouïe et les faces anguleuses des maigres Hadjedj deviennent effrayantes. Le cheikh Aly s’élance de nouveau vers eux, pour des exhortations et des menaces… J’entends un grand vieillard, à profil d’oiseau de proie, qui lui répond presque avec dédain :

— Tu es jeune, tu ne sais pas ! C’est le prix du sang… Et brusquement les nomades se dispersent, courant, essayant de gagner le ravin.

Mais les spahis et les deïra partent alors dans toutes les directions avec, eux aussi, de grands cris ; ils sont, heureux, les nomades habillés en soldats, de galoper, de crier, de poursuivre, avec l’illusion de la guerre, ces hommes armés qui, à chaque instant, peuvent se retourner contre eux et devenir menaçants par le nombre… A cette chasse à l’homme, ils se grisent, et leurs figurent rayonnent d’une joie d’enfants turbulents et libres.

La scène tumultueuse, sous le ciel bas et gris, dans le vent furieux, est sauvage et superbe.

… Enfin la tribu est contenue, rabattue sur le douar, gardée à vue. Deux ou trois des plus forcenés sont pris et enchaînés. Il faut, maintenant, commencer l’enquête, et deux spahis partent à la recherche de l’assassin.


Il est tout jeune, cet Aly ben Hafidh qu’on nous amène, haletant, les vêtements en lambeaux, le visage couvert de sueur et de boue, les mains attachées derrière le dos. Il est pâle, mais le regard en dessous de ses longs yeux roux est farouche et fermé. Son frère, grand Bédouin maigre, au sombre visage de détrousseur, a l’allure d’un fauve pris au piège, prêt à bondir… Pourtant ce n’est pas lui qui a tué : c’est Aly, le petit nomade aux yeux dorés, au visage imberbe.

Par monosyllabes Aly ben Hafidh répond aux questions d’usage sur son identité.

— Pourquoi as-tu tué Hamza ben Barek ? demande le khalifa.

Alors l’accusé semble se ramasser sur lui-même pour une défense désespérée. Il courbe la tête et regarde le sol :

— Entre lui et moi, le Prophète de Dieu est témoin !

Désormais, comme en rêve, contre tout bon sens, contre toute évidence, il répète sa phrase, sa pauvre phrase de dénégation enfantine, apeurée à la fois et obstinée.

Il a commis son crime sur le sommet nu de la colline ; une cinquantaine de personnes l’ont vu. Avec son frère il s’est enfui et caché dans le ravin. Ses déclarations contredisent celles de son frère, interrogé en son absence… Qu’importe ! A toutes les objurgations, à toutes les menaces, à toutes les prières, il répond, d’une voix atone, les yeux obstinément fixés à terre :

— Entre lui et moi, le Prophète de Dieu est témoin !


Pendant trois jours nous restons aux Hadjedj. Trois jours de discussions, de cris, de menaces, d’alertes continuelles… Enfin, quand l’ordre et la paix semblent rétablis, nous reprenons le chemin de Moknine, la capitale d’Amira.

Le beau temps est revenu. Il fait presque chaud, et une mince herbe drue sort partout de l’argile rouge fécondée par les pluies.

C’est encore le matin, l’heure limpide où la campagne s’étale, tout azurée, sous le ciel rose infiniment pur et pâle, comme agrandi.

Notre petite caravane s’avance lentement, malgré les ardeurs des chevaux joyeux ; nous traînons avec nous, une troupe silencieuse et morne de vingt-cinq ou trente prisonniers, arrêtés par-ci par-là, dans les tribus. Résignés, sans un geste ni un mot de révolte, ils marchent, enchaînés deux à deux par le poignet et la cheville. Ils semblent indifférents.

Aly, le seul assassin, a les bras liés derrière le dos, les pieds entravés, et marche séparément entre les chevaux des spahis. Il garde son attitude impénétrable et, quand les Bédouins de sa tribu parviennent à lui lancer, de loin, quelques paroles d’adieu, il répond d’une voix ferme, comme si c’était vrai :

— Entre lui et moi, le Prophète de Dieu est témoin !

Les Hadjedj, apaisés maintenant, le regardent passer en silence, sans haine presque, car il est entre les mains de la justice des hommes que les nomades, comme tous les hommes simples, redoutent instinctivement et n’aiment pas, car elle est étrangère à leurs mœurs et à leurs idées. Aly, pour eux, n’est plus l’ennemi qu’on a le droit de tuer, comme prix du sang : il est prisonnier, c’est-à-dire un objet de pitié, presque une victime de ce fantôme redouté et haï : l’Autorité. La haine et la vengeance des Hadjedj se reporteraient plutôt, maintenant, sur la tribu de Zerrath-Zarzour tout entière que sur Aly, s’ils avaient le pouvoir de lui nuire.


Tout à coup, d’un ravin masqué par des figuiers de Barbarie, un groupe de femmes émerge et s’élance vers nous, avec des gémissements et des plaintes. La plus vieille, conduite par une petite fille très belle, aux yeux noirs et ardents, est aveugle. Ses cheveux blancs retombent sur son front de momie. Elle pleure.

Toujours guidée par la petite fille, la vieille se suspend à l’étrier du khalifa et l’implore.

— Sidi, Sidi, pour le repos de l’âme de ta mère, aie pitié de mon fils unique, de mon Aly ! aie pitié, Sidi !

Notre convoi s’est arrêté et tous nos hommes sont graves. Nos cœurs se serrent affreusement devant la douleur de la vieille mère aveugle et en haillons, que nous sommes impuissants à consoler.

Le khalifa, presque prêt à pleurer, balbutie des promesses qu’il ne pourra tenir et la mère d’Aly se répand en bénédictions. Puis elle va tomber sur la poitrine de son fils ; et se lamente comme sur le cadavre d’un mort.

Très pâle, le petit Bédouin tremble de tous ses membres.

— Ton père est couché dans le gourbi, dit la vieille, et il est malade, bien malade. Sans doute son heure est venue. Il te fait dire d’avouer, si tu as tué, pour que Dieu ait pitié de nous et de toi et pour que l’Ouzara[34] ne soit point impitoyable…

[34] Tribunal de l’Ouzara, cour criminelle musulmane à Tunis. Le crime de meurtre volontaire entraîne la peine de mort par pendaison.

Alors, tout à coup, convulsivement, Aly se met à pleurer et son visage jeune devient tout à fait enfantin. Très bas il murmure :

— Pardonnez-moi, musulmans ! J’ai tué une créature !

Parmi les cavaliers et les Bédouins qui se sont rapprochés, ce mot court joyeusement :

— Il a avoué ! Il a avoué !

C’est comme une détente et, tout de suite, Aly devient pour tous ces gens un objet de pitié plus profonde, presque de sollicitude. Le brigadier Ahmed, très dur pourtant, se penche lui-même vers Aly et lui détache les mains.

— Embrasse la vieille, dit-il.

Alors ce sont des adieux entrecoupés de sanglots, de cris et de gémissements de femmes…

Puis le groupe éploré s’éloigne, mais longtemps encore on entend la vieille mère qui se déchire le visage avec des hurlements lugubres.

Le brigadier laisse les gens des Zerrath-Zarzour s’approcher d’Aly, lui dire adieu, lui donner quelques pièces de cuivre pour sa nourriture en prison… Parmi ceux qui viennent faire l’aumône au prisonnier, je reconnais deux ou trois vieillards de Hadjedj, de ceux-là mêmes qui, la veille voulaient massacrer Aly et les siens.

— Tiens, nous te donnons cela dans le sentier de Dieu ! disent-ils. Puis ils s’éloignent, graves, presque solennels.

Bientôt le brigadier doit écarter tout le monde, car la foule des Ouled-Zerrath-Zarzour se fait compacte et cela pourrait devenir dangereux… Alors nous reprenons le chemin de Moknine à travers les bois d’oliviers où les gouttes de rosée nous font frissonner…

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