Notes de route : $b Maroc—Algérie—Tunisie
La medjba
J’étais venu là avec le jeune khalifa de Monastir, Si Larbi Chabet, pour récolter les arriérés de la medjba, l’impôt de capitation que payent les indigènes de la campagne en Tunisie.
Si Larbi ne se douta jamais que j’étais une femme. Il m’appelait son frère Mahmoud, et je partageai sa vie errante et ses travaux pendant deux mois.
Partout, dans les sombres tribus indociles et pauvres, l’accueil nous fut hostile. Seuls, les burnous rouges des spahis et les burnous bleus des deïra en imposaient à ces hordes faméliques… Le bon cœur de Si Larbi se serrait, et nous avions honte de ce que nous faisions — lui par devoir, et moi par curiosité — comme d’une mauvaise action.
J’eus cependant là-bas des heures charmantes… Certains noms des ce pays évoquent en moi d’innombrables souvenirs.
Au sortir de Moknine, séparée des oliveraies par des haie de hendi (figuiers de Barbarie), la route s’en va poudreuse et droite, et les oliviers semblent l’accompagner indéfiniment, onduleux comme des vagues, et argentés à leur sommet, comme elles.
… Une petite mosquée fruste, d’un jaune terreux, rappelant les constructions en toub du Sud, quelques maisons de la même teinte d’ocre, quelques décombres, quelques tombeaux disséminés au hasard : c’est le premier hameau d’Amira, Sid’Enn’eidja.
Devant la mosquée, une petite cour envahie d’herbes folles et au fond, une sorte de réduit voûté, à côté duquel un figuier étale ses larges feuilles veloutées. Et là se trouve le puits, profond et glacé.
Sur une natte, nous nous installons. Si Larbi, pour aller plus vite, me prie de l’aider : je ferai fonction de greffier.
Les spahis et les deïra introduisent le cheikh, grand vieillard à profil d’aigle, aux yeux fauves, et tous les anciens de la tribu, accompagnés de leurs fils grands et maigres sous leurs sefséri en loques. Quel étrange ramassis de visages brûlés par le soleil et le vent, de têtes énergiques jusqu’à la sauvagerie, au regard sombre et fermé !
Le cheikh fournit de longues explications embrouillées sur un ton pleurard. A chaque instant, autour de lui, des cris éclatent, formidables, avec la véhémence soudaine de cette race violente, qui passe du silence et du rêve au tumulte. Tous affirment leur misère.
Je les appelle, un à un, d’après une liste.
— Mohammed ben Mohammed ben Dou’!
— An’am ! (Présent.)
— Combien dois-tu ?
— Quarante francs.
— Pourquoi ne payes-tu pas ?
— Je suis rouge-nu Sidi. (Idiotisme tunisien pour dire fakir, pauvre.)
— Tu n’as ni maison, ni jardin, ni rien ?
— D’un geste de résignation noble, le Bédouin lève la main.
— Elhal-hal Allah ! (La chance appartient à Dieu.)
— Va-t’en à gauche.
Et l’homme, le plus souvent, s’éloigne, résigné, et va s’asseoir, la tête courbée ; à mesure, les spahis les enchaînent : demain, l’un des cavaliers rouges les mènera à Moknine, et de là à la prison de Monastir, où ils travailleront comme des forçats, jusqu’à ce qu’ils aient payé…
Ceux qui avouent posséder quelque chose, une pauvre chaumière, un hameau, quelques moutons, sont laissés en liberté, mais le khalifa fait saisir par les deïra ce pauvre bien, pour le vendre… Et nos cœurs saignent douloureusement quand des femmes en larmes amènent la dernière chèvre, la dernière brebis à qui elles prodiguent des caresses d’adieux.
Puis traînant avec nous une troupe morne et résignée d’hommes enchaînés, marchant à pied entre nos chevaux, nous allons plus loin…
Chrahel, que les lettrés appellent Ichrahil.
Quelques maisons disséminées entre les oliviers plus luxuriants que partout ailleurs… Nous dressons notre tente de nomades en poil de chèvre, basse et longue.
Les spahis et les deïra s’agitent sous leurs costumes éclatants, allument le feu, s’en vont réquisitionner la diffa, le souper de bienvenue offert de bien mauvais cœur, hélas !
Si Larbi, le spahi Ahmed et moi, nous allons errer un instant dans le village, au crépuscule.
Nous trouvons une jeune femme, seule, qui cueille des figues de Barbarie.
Ahmed s’avance et lui dit :
— Donne-nous des figues, chatte ! Enlève les épines, que nous ne nous piquions pas, ô beauté !
La Bédouine est très belle et très grave.
Elle fixe sur nous le regard hostile et fermé de ses grands yeux noirs.
— La malédiction de Dieu soit sur vous ! Vous venez pour nous prendre notre bien !
Et elle vide violemment à nos pieds son couffin de figues, et s’en va.
Le cavalier rouge, avec un sourire félin, étend la main pour la saisir, mais nous l’en empêchons.
— Assez d’arrêter de pauvres vieux, sans toucher encore aux femmes ! dit le khalifa.
— Oh ! Sidi, je ne voulais pas lui faire du mal !
Et pourtant ces hommes revêtus de couleurs éclatantes sortent de ce même peuple dont ils connaissent la misère pour l’avoir partagée. Mais le spahi n’est plus un Bédouin, et, sincèrement, il se croit très supérieur à ses frères des tribus, parce qu’il est soldat.
Nous passons encore un quart d’heure à causer avec un inénarrable petit négrillon trouvé sur une route, et qui nous fait rire aux éclats par l’impromptu de ses réparties et son intelligence simiesque.
Puis après souper, mollement étendus sur nos tapis, nous écoutons chanter le chœur des jeunes hommes de Chrahel.
Le peuple du Sahel est éminemment musicien, et les bergers de ces régions composent encore de nos jours des chants parfaitement rythmés, d’une égale beauté de paroles et de mélopée.
— O mère, mère, mon amie ! Depuis qu’on t’a portée au cimetière, rien ne me sourit plus en ce monde… Le chagrin habite mon cœur, et les larmes coulent de mes yeux changés en ruisseaux amers.
J’écoute encore :
— J’ai couvert ma tête de mon burnous et j’ai pleuré à cause de Djénetta. Je lui disais : Ne viens pas avec moi, car il se peut que je meure auprès de toi. Et ce jour-là, si tu pleures, les gens diront : « Un tel fut l’amant d’une telle », ou encore : « Celui qu’elle aimait est parti. Il lui jurait un amour éternel, mais il l’oublia dans l’année ». Et la honte serait sur toi…
Il est tout près de minuit quand nous rentrons sous nos tentes.