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Notes de route : $b Maroc—Algérie—Tunisie

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Le Hodna

Elle ressemble au désert, cette plaine du Hodna qui, dans la pénombre du soir, semble infinie… Les montagnes lointaines, d’un bleu irisé, s’estompent et se fondent dans la pâleur du ciel, et l’espace libre paraît n’avoir plus de bornes.

Les chevaux flairent cette immensité calme et libre… Ils voudraient s’y lancer, pour s’enivrer en une course vertigineuse.

La plaine est semée de petits buissons bas, d’un gris pâle, de la couleur pulvérulente du sol. Quelques petits ravins desséchés ; pas une ondulation, pas une colline. C’est grand, monotone, et berceur…

Doucement nous avançons au pas, et la nuit achève de tomber. Une tiédeur semblable à une caresse passe dans l’air irrespiré, vierge de toute souillure.

Je retrouve là cette impression de silence absolu que j’aimais tant, de paix immense que rien ne vient troubler, jamais.

… Il fait tout à fait nuit quand nous voyons se dresser devant nous une muraille noire : c’est le bordj de Si-el-Raâb appartenant aux habous de la zaouïya des Rahmania de Bou-Saâda, et ce sont des jardins touffus qui forment une masse confuse et noire, géante.

Après un souper sommaire, nous nous étendons sur une couverture, dans la cour, car il fait chaud, et les scorpions hantent les demeures en toub. Le jardin et le bordj, avec les chevaux et les mulets qui pâturent dans la campagne, sont confiés aux soins de quelques tolba (lettrés) qui vivent là en reclus, seuls dans la plaine, et qui emploient leurs loisirs à lire de vieux livres et à prier, comme des moines.

… C’est la seconde nuit que nous passons sans sommeil, et nos yeux se ferment… Mais le fléau des douars, les puces, s’abat sur nous… Les tolba habitués, dorment profondément. La fatigue finit par accabler mon compagnon, et il s’endort. Alors, restée seule, je me lève et vais m’étendre au dehors, sur la terre sèche et chaude.

J’attends là le lever de la lune — l’heure du départ — en rêvant dans les ténèbres, sous l’écroulement vertigineux des étoiles… J’écoute mon cœur renaître à la vie, et je ressens avec bonheur la vitalité de ma jeunesse, qu’à force de souffrir j’oublie souvent…

Enfin, quand le disque déformé et livide de la lune à son dernier quartier s’élève au-dessus de la plaine qui m’apparaît semée de masures en ruines et plantée de petits jardins épais comme des bosquets, je rentre pour réveiller Si Abou Bekr et les tolba qui dorment profondément, dans la fraîcheur matinale.

Nous repartons. Sur nos montures, nous sommeillons comme engourdis. De temps en temps, dans le silence profond, l’un des chevaux s’ébroue ou fait un faux pas. Alors les tolba essayent d’entonner une de ces lentes chansons du Sud qui aident à franchir les grands espaces monotones :

« A-ya-â-â-ya-â-â !… J’ai appelé et on ne m’a pas répondu… A-ya-â-ya-â-ya-â-â !… J’ai supplié, et on ne m’a pas fait l’aumône… »

Puis, la voix de rêve se tait de nouveau, et nous continuons notre marche d’apparitions en silence.

Mais nous entrons dans une région où les chevaux avancent à contre-cœur, effrayés : il y a là une infinité de buissons tout ronds, noirs en dessous et argentés au-dessus, qui ressemblent de loin à des hommes couchés ou à des fantômes. Alors nous sommes obligés de nous réveiller tout à fait, de peur de tomber.

… Le jour se lève. Une délicieuse fraîcheur nous vient des lointains bleuissants, et la longueur de la nuit fait place à ce renouveau de jeunesse et de gaieté qu’amène toujours cette première heure du jour, dans les régions vastes et désertes du Sud…

Nous passons devant une vingtaine de maisons en toub, endormies, où seuls les chiens féroces veillent, nous saluant de leurs aboiements rauques et gutturaux… C’est le village de Saïda : pas un arbre, pas un brin d’herbe.

Après, nous rentrons dans le maquis argenté d’où s’élève la plainte étrange, mélancolique, comme un appel sans écho, du « kérouan », l’oiseau du désert, vivant à terre et sortant de préférence la nuit pour chanter.

Il fait tout à fait jour quand nous arrivons à la baie occidentale du Hodna : une sebkha d’un jaune brun, s’étalant, unie, nivelée, sans une bosse, sans une herbe. Alors les tolba descendent de cheval pour prier le fedjr, la prière de l’aube.

Depuis près d’un an j’avais perdu l’habitude des duretés de la selle et des étriers arabes, et je me sens rompue, les jambes molles et douloureuses.

Si Ali, le taleb qui nous accompagnait, nous quitte pour retourner à M’sila. Si Abou Bekr monte sur la mule, et nous nous enfonçons dans la sebkha.

Le soleil se lève, rouge, enflammé déjà, Presque aussitôt la chaleur commence,…


Baniou. — Un bordj militaire, d’un blanc grisâtre, sur la hauteur. Une allée de peupliers mène aux puits dont l’eau chaude est trouble et infecte. Alentour, quelques constructions en toub. En bas, c’est du sable, du vrai sable, un peu rougeâtre, il est vrai, mais fin et sec. Çà et là, des buissons de tamaris, dont les racines ensablées forment des buttes, comme celles de tous les arbres sahariens. C’est à l’ombre de l’un d’eux que nous nous reposons, pour boire avidement de la boue liquide et un affreux café plein de mouches.

Il fait de plus en plus chaud et nous repartons.

Deux heures se passent, et nous arrivons à Bir-Khali. Il y a là des maisons en toub, abandonnées pendant l’été, et un puits d’eau très pure et presque fraîche. Nous buvons avec rage… je ne sais quel autre terme employer.

Après, ce sont les heures lourdes du milieu du jour, dans la plaine nue et calcinée. Mais nous avons en face de nous les montagnes qui ferment l’horizon et, entre deux pics élevés, Bou-Saâda sur sa colline basse. On voit distinctement la kasbah qui domine la ville et le noir des jardins.

Et l’éternelle illusion du Sud recommence : la ville nous paraît proche et, cependant, nous avançons toujours, sans que la distance semble diminuer. Et cette vision de ville ensorcelée qui fuit à l’horizon devient, à la longue, angoissante. La chaleur est torride. Nos lèvres se dessèchent et se fendillent. Le siroco nous brûle.

Un chamelier que nous dépassons nous abreuve, puis, très vite, l’homme et sa grande bête lente se déforment et se fondent avec les ondulations à peines perceptibles, dans le vague de la plaine.

L’oued Bou-Saâda.
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