← Retour

Notes de route : $b Maroc—Algérie—Tunisie

16px
100%

Mélopées sahariennes

C’est le soir, l’heure des chants, des longues mélopées, improvisations naïves et poignantes sur les choses de la guerre et de l’amour, sur l’exil et la mort, à la manière des antiques rapsodes.

Les chefs nous annoncent une expédition lointaine ;
Mon cœur est mon avertisseur,
Il m’annonce une mort prochaine.
Qui me verra mourir ? qui priera pour moi ?
Qui fera pour ma mémoire l’aumône sur ma tombe ?
Ah ! qui sait ce que me réserve la destinée de Dieu !
Ma gazelle blanche m’oubliera.
Un autre montera ma douce cavale…
O cœur, tais-toi ! Ne pleure pas, mon œil !
Car les larmes ne servent à rien.
Nul n’obtiendra ce qui n’était pas écrit,
Et ce qui est écrit, nul ne l’évitera…
Calme-toi, mon âme, jusqu’à ce que Dieu ait pitié,
Et si tu ne parviens pas à te calmer, il y a la mort…

Les chanteurs modulent leurs élégies, accompagnées du djouak doux, le petit chalumeau bédouin, aux mystérieux susurrements, coupés parfois aussi par les cris sauvages et les stridences de la rhaïta.

… Après un crépuscule de sang trouble, sous la voûte tout de suite noire des nuages, la nuit est tombée, lourde, opaque.

Les feux s’allument, nombreux, feux de djerid secs aux grandes flammes joyeuses, montant, toutes droites dans les ténèbres, feux de fiente de chameaux, petits brasiers aux rougeoiements ternes.

Une brise souffle ; les lueurs vacillent, arrachant de l’ombre des formes vagues, étranges, des groupes et des attitudes de fantômes.

Une silhouette anguleuse et noire de chameau se déforme, presque effrayante. Une ombre de cheval blanc secoue sa longue crinière.

Autour d’un grand feu clair, un groupe blanc de Bédouins debout, agitant comme de grandes ailes les pans mous de leurs burnous. D’autres, assis en rond, s’occupent aux préparatifs du repas. Parmi leurs profils aigus d’hommes de proie, il est quelques figures très sobres et de lignes pures, où un sang asiatique moins mêlé a conservé l’antique beauté arabe.

Attitudes de repos et d’abandon, groupements vagues de corps couchés… Puis, tout à coup, sans cause apparente, des agitations, des gestes superbes, sous des draperies violemment éclairées…

Longtemps, les nomades veillent dans la fièvre de l’arrivée.

… Mais, en haut, sur le plateau de la redoute, les clairons égrènent les notes traînantes de l’extinction des feux… Peu à peu les brasiers baissent et s’éteignent. La nuit s’épaissit sur les camps, les nomades se roulent dans leurs loques et s’étendent à terre, pour l’insouciant sommeil, le fusil ou la matraque sous leur tête, avec leur chaussure en guise d’oreiller.

Près du dernier feu, un jeune homme qui porte deux petites tresses de cheveux noirs retombant le long de ses joues aux méplats puissants, remue les cendres du bout de son bâton, en chantant encore, presque en sourdine[18].

[18] Variante des premières notes :

Deux mokhazni du cercle de Géryville, tout jeunes enfants de la steppe d’alfa aux horizons larges, s’assoient l’un en face de l’autre et se mettent à chanter une cantilène plaintive, dont le refrain est un long cri triste qui finit en une sorte de râle désolé.

D’abord ils semblent sommeiller, les yeux clos, et leur voix est comme un susurrement d’eau qui coule :

« Hier, toute la journée, je me suis plaint et j’ai pleuré : — je regrettais ma tente ; je regrettais ma gazelle. — Aujourd’hui le soleil m’a regardé — et le chagrin s’est éloigné de mon cœur. »

Insensiblement, les voix montent, s’affermissent, deviennent plus rapides.

— « Tais-toi, ô mon cœur, et ne pleure pas, ô mon œil ! — Les larmes ne servent de rien. — Nul ne peut obtenir ce qui n’était pas écrit — Et ce qui est écrit, nul ne saurait l’éviter. — Notre pays est le pays de la poudre, — et nos tombeaux sont marqués dans le sable. — Calme-toi, ô mon âme, tais-toi jusqu’à ce que guérisse ta blessure — et si elle ne guérit pas, console-toi, il y a la mort… »

Alors, du cercle des mokhazni, une autre voix s’élève, plus fruste et plus rauque, qui pleure une plainte désolée sur le sort du soldat musulman :

— Dieu m’a abandonné, car je suis un pécheur. — J’ai quitté ma tribu et ma tente ; — j’ai revêtu le burnous bleu ; — j’ai pris pour épouse le fusil. — Les chefs nous annoncent un départ lointain. — Mon cœur est mon avertisseur, il m’annonce une mort prochaine. — Demain, ce sera l’heure qui sonnera : — l’ange de la mort s’approchera. — Sera-ce un Guilil haillonneux ou un Filali sans pitié dont la balle m’anéantira ? — Ceci est parmi les secrets de Dieu. — Et qui priera sur moi la prière des morts ? — Qui pleurera sur ma tombe ? Je mourrai, et nul n’aura pitié de moi. »

Les voix, plus nombreuses, montent dans la nuit tranquille, et les chalumeaux murmurent d’immatérielles tristesses.

Hier, tout le jour j’ai pleuré :
J’ai regretté ma tente,
J’ai regretté ma gazelle.
Aujourd’hui le soleil s’est levé et j’ai souri…
Il y en a qui sont allés au Tafilalet, à Béchar,
D’autres qui étaient présents, qui ont combattu
Aux jours de Timimoune et d’El-Moungar,
Dieu les a protégés.
D’autres n’ont jamais quitté leurs tentes,
Et ceux-là sont morts…
La vie est entre les mains de Dieu,
Et il n’y a qu’une mort.
Ne pense à rien, ne cèle aucune pensée dans ton cœur.
Notre pays est le pays de la poudre,
Nos tombeaux sont marqués dans le sable,
Et ta tombe est ouverte, ô fils de Mimoun !…
Chargement de la publicité...