Notes de route : $b Maroc—Algérie—Tunisie
SAHEL TUNISIEN
Sahel tunisien
Je venais de traverser l’une de ces crises morales qui laissent les âmes abattues, comme repliées sur elles-mêmes, inaptes pour longtemps à percevoir les impressions agréables, — sensibles seulement à la douleur[33]…
[33] D’un cahier commencé sous ce titre : Un Automne dans le Sahel tunisien — septembre-octobre 1899.
Et cependant, de tous les voyages que je fis, celui du Sahel tunisien fut peut-être le plus calme.
A peine installée dans le train de Sousse, j’éprouvai une sensation singulière d’apaisement subit… Et ce fut avec la grande joie des départs que je quittai Tunis.
Le train s’en va, lentement, paresseusement, s’arrêtant à tout bout de champ, en de jolies stations très verdoyantes. Maxula-Rhadès d’abord, tout près encore, avec ses maisonnettes blanches sur la grève battue par les vagues qui arrivent du large, tandis que vers le Nord-Est brille le miroir immobile du lac. Puis le lieu de villégiature aristocratique des musulmans riches : Hammam-el-Lif.
Plus loin, le chemin de fer s’engage dans la campagne, s’éloignant de la côte.
Ici, je retrouve avec joie les aspects familiers du pays bédouin ; collines rougeâtres, champs que les moissonneurs arabes laissent tout dorés de chaumes, pâturages gris avec les troupeaux et les bergers nomades… Çà et là une immobile et bizarre silhouette de chameau… Parfois, sur un petit pont de fer, le train franchit quelque oued inconnu, desséché par l’été et envahi par les lauriers-roses étoilés de fleurs.
Mais après Bir-bou-Rekba, la voie se rapproche de nouveau de la mer que nous apercevons, calme et violette, très haut sous le ciel implacable de midi. Des deux côtés, ce sont, des prairies très vertes et de petits bois d’oliviers, dépouillés de leur suaire de poussière estivale par les premières pluies d’automne.
La côte basse se découpe en larges anses gracieuses, en caps dentelés d’un vert tendre, sur l’azur lilacé, immobile, du golfe de Hammamet. Çà et là, un petit village de pêcheurs posé sur un cap ou au fond d’une anse, tout laiteux de chaux immaculée, se reflète dans l’eau profonde.
Aspects calmes d’un pays sans âge et sans caractère excessif. Il serait difficile de savoir sur quel point du globe on se trouve si, à chaque passage à niveau l’on n’apercevait, immobiles sur leurs chevaux maigres et hérissés, les Bédouins roulés dans les plis lourds du « sefséri » qui, en Tunisie, remplace, pour le peuple, le burnous des Algériens… Figures sèches et bronzées, souvent imberbes, au type très accusé de race berbère… Regards indifférents, sombres pour la plupart.
Depuis Bou-Ficha, nous entrons dans les oliveraies immenses qui couvrent le Sahel tunisien.
Dans la nuit chaude et silencieuse, après Menzel-Dar-bel-Ouar, de la campagne endormie commence à monter vers nous une odeur aromatique, mais lourde et écœurante : nous approchons des huileries nombreuses de Sousse.
J’allais là-bas, sans y connaître personne, sans but et sans hâte, sans itinéraire fixe surtout… Mon âme était calme et ouverte à toutes les sensations aimées de l’arrivée en pays nouveau.
… Sousse, une ville arabe, tortueuse et charmante, étagée sur une colline haute, enclose encore d’une muraille sarrasine, crénelée et d’une blancheur neigeuse. Sur le versant de la colline, en dehors des remparts, des cimetières immenses, entourés de haies de figuiers de Barbarie, brûlés et jaunis par le soleil. Plus haut encore, les toits rouges et les bâtiments longs et bas du camp des tirailleurs.
Sousse est jolie. Jadis, elle s’appelait El-Djohra, « la perle ». Maintenant on l’appelle Souça, « le ver à soie ».
De Sousse à Monastir, la route descend vers la mer, qu’elle borde de jardins et de masures italiennes. Puis elle s’engage dans une campagne déserte et morne, faite de champs infertiles coupés de petites sebkha salées, toutes blanches.
… Pour la première fois, cette région désolée m’est apparue, sous un ciel bas et chargé de nuages… et elle s’étendait, livide, sinistre, à la tombée d’une nuit d’automne…
Mais bientôt les jardins recommencent, et nous passons entre des forêts d’oliviers abritant les abreuvoirs où les petites Bédouines mènent tous les soirs leurs troupeaux et leurs chevaux indociles.
Monastir reste cependant une ville unique, d’un charme et d’une tristesse particulière.
Un peu en retrait sur la mer, comme toutes ces cités arabes des côtes basses, bâtie sur un terrain salé et salpêtré, avec ses maisons grisâtres, à un étage, et ses rues sans pavé, Monastir ressemble aux mélancoliques oasis sahariennes, et serait à sa place sur le bord de quelque chott de l’Oued Rir’ étrange…
Mais la côte y est bordée de brisants, et l’on entend sans cesse gronder la mer, autour du promontoire élevé de la Kahlia, qui sépare la vieille ville du petit port moderne… Ce murmure éternel, cette plainte profonde et douce, il me semble l’entendre encore, après des années, tellement sa musique me charma alors, durant mes courses solitaires et nocturnes et mes longues rêveries sur la grève.
Les Monastiriens ne ressemblent déjà plus aux citadins efféminés de Tunis et de Sousse, qui sont gracieux, polis, et affables, mais qui n’ont plus rien de la majesté âpre de la vraie race arabe, née pour le rêve et pour la guerre.
Comme Sousse, Monastir occupe le fond d’une grande baie aux contours arrondis et gracieux, ouverte à l’Orient.
De Monastir à Kasr-Hellel, la route suit de nouveau la côte, à travers des champs moissonnés et des oliveraies.
Là, le matin, quand le soleil émerge de la haute mer pourpre, à l’heure où tout s’irise et se dore, on voit un peuple de pêcheurs descendre tout habillés dans l’eau peu profonde, et s’en aller au loin, vers le milieu de la baie, avec des paniers, des corbeilles, des filets et des engins de pêche très primitifs.
L’horizon vague, souvent très calme, se peuple le soir d’une infinité de petites voiles latines, roses ou pourprées, dans le reflet du couchant : ce sont les barques et les tartanes de pêche qui remontent de très loin parfois, de Sfax ou de Zarzis.
Kasr-Hellel… Une bourgade linceulée de chaux blanche, entre la mer bleue et les bois d’oliviers obscurs. Au-dessus des terrasses plates et des petits dômes, un minaret blanc se dresse et, tout à côté, un grand dattier solitaire, unique, s’incline mélancoliquement… Tous les soirs, les maisons blanches de Kasr-Hellel s’empourprent, et semblent en feu, tandis que le palmier et le minaret apparaissent, auréolés d’or rouge, très haut dans le ciel embrasé.
Derrière un cap arrondi se groupe le petit village de pêcheurs Seyada, en face des îles Kouriatine, dont le phare brille à l’horizon la nuit, avec le feu rouge et immobile de Monastir et celui, tournant, de Sousse, très loin, à peine visible, et seulement aux heures de grand calme marin.
Seyada est perdue au milieu des oliviers, coupés de haies de cactus, hérissés de dards, impénétrables, sauf pour les chacals et les rôdeurs bédouins.
Les filles de Seyada sont réputées dans tout le Sahel pour leur beauté, et les jeunes hommes de Moknine aiment à dire de leurs aimables voisines : « Celui qui, une fois, respire l’air salé de la mer à Seyada et le parfum capiteux de ses filles, en oublie le sol natal. »
Moknine est assez loin de la mer, dans une vallée fertile. C’est une petite ville commerçante et coquette, tout arabe. Là encore, je retrouve des coins de chaux blanches, des murailles en ruines, des rochers sablonneux et des silences lourds, qui me rappellent les oasis aimées de la patrie saharienne.
Dans ces villes de l’intérieur tunisien, les gens de la campagne et du peuple ne portent pas le burnous majestueux dont se drape l’Algérien le plus pauvre, toge loqueteuse mais patricienne.
Les pauvres et les Bédouins se roulent dans le sefséri blanc ou noir, longue pièce de laine dont ils rejettent d’ordinaire un pan sur leur petit turban, et ce drapé leur donne, au clair de lune, dans les rues solitaires et sur les places publiques, un aspect fantastique de revenants roulés encore dans le « kéfenn » de la tombe… Les femmes, Bédouines ou citadines pauvres, ici comme ailleurs, revêtent les mêmes voiles, bleu sombre ou rouge, le même édifice compliqué et lourd de cheveux noirs, de tresses de laine, de bijoux et de mouchoirs de soie, la même ceinture lâche, nouée très bas, presque sur les hanches.
A Moknine, j’ai passé quelques-unes de mes heures vagues, délicieuses et orientales : heures de rêve, dans un décor ancien, aux sons des instruments et des chants de jadis…
Toutes ces bourgades du Sahel sont adorablement jolies, blanches comme des perles dans l’écrin de velours sombre des oliviers… Tout plaît en elles, jusqu’à leurs noms sonores ; Ouar-dénine (les deux roses), Souïssa (petite Sousse), Menzel-bir-Taïeb (le village du bon puits), Oued-Saya, Djemmal, Sidi-el-Hani, El-Djemm, Beni-Hassène…
La beauté de ce pays est unique sur l’âpre et splendide terre d’Afrique : tout y est doux et lumineux, et même la mélancolie des horizons n’y est ni menaçante ni désolée, comme partout ; ailleurs. L’air du Sahel est vivifiant et pur, son ciel, d’une limpidité incomparable…
Au delà de Moknine, les terrains s’élèvent, et commence un pays sauvage et étrange, où les forêts d’oliviers sont coupées parfois par de grands plateaux désolés. C’est le pays d’Amira.
Les habitants, cultivateurs ou bergers, sont craints dans tout le pays, car ils ont une réputation de pillards et de batailleurs.