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Notes de route : $b Maroc—Algérie—Tunisie

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Souvenirs d’Eloued

Marseille, 16 mai 1901.

Sensations du soir, en Ramadhane, à Eloued. Je contemplais, accoudée au parapet en ruines de ma terrasse fruste, l’horizon onduleux du vaste océan desséché et figé qui, des plaines pierreuses d’El M’guébra, s’étend jusqu’aux solitudes sans eau de Sinaoun et de Rhamadès ; et, sous le ciel crépusculaire, tantôt ensanglanté, ou violacé, ou rose, tantôt sombre et noyé de lueurs sulfureuses, les grandes dunes monotones semblaient se rapprocher, se resserrer sur la ville grise aux innombrables coupoles, sur le quartier paisible des Ouled-Ahmed et sur la demeure close et silencieuse de Salah ben Feliba, comme pour nous saisir et, très mystérieusement, nous garder à jamais… O terre fanatique et ardente du Souf ! Pourquoi ne nous as-tu pas gardés, nous qui t’avons tant aimée, qui t’aimons encore et que hante sans cesse ton nostalgique et troublant souvenir ?


Dans le quartier sud-est d’Eloued, au fond d’une impasse donnant sur la rue des Ouled-Ahmed, qui aboutit au cimetière du même nom, il était une vaste maison à terrasse, la seule de la ville aux coupoles. Une vieille porte chancelante, aux planches disjointes, et toujours fermée, en défendait l’entrée. Cette maison, déjà ancienne, bâtie, comme toutes les demeures du Souf, en pierres calcaires, à grand renfort de plâtre gris jaunâtre, possédait une vaste cour intérieure, où réapparaissait le sable pâle du désert environnant.

Là, dans cette demeure, ayant appartenu jadis à Salah ben Feliba, frère de l’ancien caïd des Messaaba, actuellement passée entre les mains d’un vieux Chaambi, habitant près d’Elakbab, se sont écoulés les jours d’abord les plus tranquilles, ensuite les plus étrangement, les plus mélancoliquement troublés de mon orageuse existence.

Ce furent d’abord les heures de quiétude de Chaabane et de Ramadhane : journées passées aux humbles travaux du logis ou en courses aux grandes zaouïya saintes, sur mon pauvre Souf fidèle, nuits d’amour et de sécurité absolue, dans les bras l’un de l’autre — selon l’expression si juste de Slimane — aubes enchantées, calmes et roses, après les nuits de prière de Ramadhane, crépuscules ardents ou pâles, durant lesquels, du haut de ma terrasse, je regardais le soleil disparaître derrière les crêtes élevées des énormes dunes de la route d’Oued-Allenda et de Taïbet-Gueblia, où j’étais allée me perdre un matin…

J’attendais que la grise coupole du marché d’abord, puis l’éblouissant minaret blanc de Sidi Salem, se fussent décolorés ; que sur sa face occidentale se fût éteint le rayonnement rose du couchant… Alors, de très loin, de la mosquée des Ouled-Khelifa, puis de celle d’Azèzba, commençait à monter la plainte traînante et sauvage du moueddhen : « Dieu est le plus grand ! » disait-il, et de toutes les poitrines oppressées s’échappait un soupir de soulagement… Immédiatement la place du marché se vidait et devenait silencieuse et déserte.

En bas, dans la chambre grande ouverte, assis en face l’un de l’autre, leurs cigarettes à la main, avec, entre eux, la caisse de bois nous servant de table, Slimane et Abdelkader attendaient en silence cet instant… Et moi, souvent, je m’amusais à les décourager, leur criant que Sidi Salem était encore tout rouge. Slimane se répandait en imprécations contre le moueddhen — mozabite, disait-il — des Ouled-Ahmed, qui prolongeait le jeûne outre mesure. Abdelkader me « chinait », selon son habitude, m’appelant « Si Mahfoud ». Khelifa et Aly attendaient leurs pipes à la main, l’une de kif et l’autre d’ar’ar, et Tahar versait la soupe dans le plat, pour ne pas avoir à attendre.

Et moi, mélancoliquement, je prolongeais mon jeûne, fascinée par le spectacle unique d’Eloued, pourpre d’abord, puis rose, puis violacé, puis, enfin, après l’extinction rapide de l’incendie occidental, d’un gris uniforme…

D’autres fois, en dehors du jeûne, sortant à l’heure du couchant pour aller attendre « l’homme en veste rouge », je m’asseyais sur la borne qui est près de la porte du spahi Laffati, tout au fond du vaste rectangle qui sépare le quartier et le bureau arabe de la ville, en face du grand vide du désert, commençant par la dune basse des fours à chaux et continuant par les dunes coniques de la route d’Allenda. Là-bas, dans l’incomparable flamboiement de l’horizon, des silhouettes grisâtres apparaissaient, sur la dune des fours à chaux, et se déformaient, se profilant sur le ciel pourpre, devenaient géantes…

Puis, de la porte éternellement gardée, devant laquelle déambulait le petit tirailleur bleu, baïonnette au canon, sortait l’ombre toute rouge que jamais je ne vis apparaître sans un certain élan, sans un frisson de mon cœur, doux à la fois, un peu voluptueux et étrangement triste… Pourquoi ? Je ne saurai jamais.

Là, sur cette pierre, j’étais assise, un soir déjà obscur, quand surgit soudain de l’ombre, tout près, l’étrange petite Hania, la fille de Dahmane, avec son rire perlé et équivoque — son rire à lui — et la tristesse sensuelle de ses yeux. Enveloppée de ses haillons bleus et rouge sombre de Soufia, elle portait du bois à la maison d’Ahmed ben Salem…

… C’est aussi de cette tranquille demeure de Salah ben Feliba qu’après la nuit du vingt-huit janvier, qui fut la dernière que j’étais destinée à passer sous mon toit, je partis, mélancolique, me sachant déjà exilée, mais bien calme, pour la sinistre Behima[42], dont la silhouette fatale est restée gravée dans ma mémoire telle qu’elle m’apparut du haut des dernières dunes. Au bout d’une immense plaine désolée, semée de tombes, semblable à celle de Tarzout, des murailles grises, et, dominant tout, un immense palmier solitaire… Le tout se profilait sur l’horizon gris fuligineux de cette après-midi d’hiver où le chehili (siroco) violent faisait fureur, emplissait les dunes de vapeurs et remuait sur leurs flancs les grands suaires de sable mouvant…

[42] Behima, village du Souf où Isabelle Eberhardt fut blessée.


… Impressions de malaise, dans le Souf, à l’automne. — Loin des jardins en entonnoirs profonds, loin des « sehan » de la route de Debila. Rien, sur cette terre, ne saurait accuser la fuite du temps et les changements de saison. Automne, hiver, printemps, été, tout se confond et passe uniformément sur les solitudes mortes des dunes, éternellement pareilles, à travers le silence lourd des siècles.

Là, jamais une voix humaine ne vient troubler de sa plainte ou de son chant — encore très semblable à une plainte — le silence, sauf la grande voix marine du chehili bruissant, roulant les minces vagues grises, ou celle, à peine perceptible, du « bahri » frais inutilement, car, rien ne saurait rendre la vie aux solitudes sans eau.

Le ciel, moins incandescent, plus transparent, plus azuré, la lumière plus blanche du soleil, les ombres moins durement noires, et, dans l’air, une légèreté spéciale : voilà les seuls signes à quoi l’on peut reconnaître que l’automne est arrivé, que les mornes journées d’accablement sont finies, et que la vie renaîtra bientôt dans les jardins.

L’alfa coriace repousse dans le dédale des dunes, sauf sur cette route lugubre d’Allenda et sur celle de Bar-es-Sof, et des cœdum grêles s’étiolent… De fleurs, nulle part… Dans les jardins, le bahri revenu secoue la poussière des palmiers qui retrouvent leur vert éclatant, les carottes, les felfel (poivrons), les nana (menthes) et autres herbes éphémères déploient un luxe de vert inouï, tandis que tombent les dernières feuilles roussies des grenadiers, des figuiers et des rares pieds de vigne, et que concombres, melons et pastèques reparaissent… Les oiseaux aussi font leur apparition, hirondelles rapides venues pour l’hivernage. Les soirées, plus vite obscures, sont mélancoliques, les couchers de soleil s’accomplissent en de plus tendres horizons et les matins — l’heure bénie au désert, l’heure où l’on se sent léger, léger et heureux de vivre — sont plus frais et plus tardifs…

Mais l’aspect figé du Souf reste toujours irrévocablement le même. Seuls, quelques détails et la lumière ont changé. Mais l’horizon houleux, la couleur indéfinissable des sables, le silence et la solitude, tout cela ne changera jamais… Impression de vague malaise et de plus grande tristesse à songer qu’ailleurs la nature prête à s’endormir se pare de dernières splendeurs, alors qu’ici elle semble se recueillir seulement…


… Que dire, que chanter sur les couchers de soleil au désert ? Où prendre des mots suffisants pour en fixer la splendeur, pour en exprimer le charme, la mélancolie et le mystère ? Dans mes « journaliers » d’alors, j’ai noté — bien imparfaitement — plusieurs de ces instants sublimes…

Combien de fois, pendant les attentes du Ramadhane surtout, mes yeux émerveillés ont contemplé ce spectacle sans nom ! combien de fois, tandis que l’astre tyrannique disparaissait derrière les dunes, mon cœur ne s’est-il pas serré voluptueusement, délicieusement, tristement…

Il me souvient du soir où j’étais allée, sur mon Souf nu, et fougueux, chercher la selle du deïra Abdelkader Belahlali, dans les Messaaba, à l’ouest de la ville, sur le bord de la route d’exil, dans la direction de Touggourt et de Biskra, et où j’assistais, émerveillée, à d’inusitées splendeurs d’apothéose…

Une autre fois, revenant de ma longue course à la recherche de Sidi Elhussine, sur la route de Bar-es-Sof, je m’étais arrêtée, prise d’une religieuse admiration, sur la crête de la dune dominant les Ouled-Touati… Que de détails me sont visibles ! le village paisible, la construction en ruines ou inachevée, élevée d’un étage, avec une singulière galerie ogivale au premier, solitaire sur cette route qui mène à tout le grand inconnu, à tout le troublant et attirant mystère du Sahara et du Soudan lointain. Et comme je m’attardais devant les basses maisons couvertes d’une série de petites coupoles, les zériba en djerid desséché !… Quelques silhouettes : des chameaux couchés, avec leur air résigné et rêveur, le dos surmonté du bât conique en lattes de bois ; un grand dromadaire gris, debout, immobile, une patte relevée et attachée, selon la coutume ; de rares femmes en haillons bleus, presque noirs, de forme hellénique, rentrant au logis courbées sous le poids des lourdes « guerba » ou des jarres semblables aux amphores dans lesquelles, des milliers d’années avant elles, les femmes de la race prédestinée de Sem puisaient l’eau des fontaines chananéennes… Tout cela dans les lueurs roses, irisées, nacrées, au ras du sol blanc de l’immense plaine des Ouled-Touati…

Un soir, après une courte promenade et une station dans l’ombre des palmiers bas du Chott de Debila, subitement Souf s’était révolté, refusant de se laisser monter et m’obligeant à le mener jusqu’à l’abattoir d’Eloued pour m’élancer sur lui d’une voûte basse.

J’étais rentrée seule, obliquant depuis le village Kadry et miraculeux de Doueï Rouha vers la droite, et j’avais pris les sentiers périlleux dominant vertigineusement les jardins, serpentant, étroits, sur des crêtes aiguës.

A l’heure où l’eddhen du mogh’reb venait de se taire et où les croyants commençaient à prier en groupes neigeux, je passai devant la petite mosquée des Ouled-Kelifa ou des Messaaba R’arby (je ne sus jamais au juste leur position respective, et elles sont voisines). Autour de moi tout rayonnait de pourpre et d’or, et mon cœur aveugle d’être éphémère, plongé dans les ténèbres, était tranquille…

Et tant d’autres soirs passèrent jusqu’à celui déjà angoissé où, en hâte, au grand trot allongé du cheval de Dahmane, je traversai les Ouled-Ahmed, les Ouled-Touati, El-Beyada et Elakbab, me rendant chez Sidi Eliman pour lui demander secours… Je vois encore la grande zaouïya délabrée, la plus vieille du Souf, se dresser sur sa colline basse, avec ses deux koubba symétriques, le tout éclairé obliquement de lueurs lilacées, encore à peine roses. Soirée d’un calme étrange, enchanté, entre les angoisses de ces jours d’avant l’exil…

Et encore, ce mogh’reb antérieur, où, le cœur étreint d’une inquiétude touchant à l’épouvante, j’attendais Slimane, sur la dune qui domine, à l’Ouest, les lugubres cimetières chrétiens et israélites et, à l’Est, la paisible nécropole des Ouled-Ahmed… Les misbah des nuits saintes et fatidiques de vendredi s’allumaient, flammes jaunes et falotes dans l’embrasement immense de l’heure ; et le fidèle Aly errait, ne sachant que faire des burnous de Slimane, entre les tombes…


… Le dernier coucher de soleil au désert fut aussi notre dernier adieu au Sahara… Seuls, nous allions entrer sous les ombrages des palmeraies de la Vieille Biskra, quand je priai Slimane de s’arrêter et de tourner bride. Derrière nous, l’immensité du Sahara s’étendait encore, déjà assombrie. Le disque du soleil, rouge et sans rayons, descendait vers la ligne presque noire du désert, au milieu d’un océan de pourpre. « C’est notre patrie, » dis-je, et j’ajoutai : « In châ Allah ! nous y reviendrons bientôt pour ne plus la quitter. » « Amin ! » dit-il, oppressé comme moi et triste de quitter cette terre, la seule où nous eussions voulu mourir…

Depuis lors, je n’ai plus revu la féerie du mogh’reb au Désert. — La reverrai-je jamais ?…


… Ciels d’hiver, gris ou noirs, au-dessus des dunes livides où coulent les sables morts et qui ne participent plus que de la vie capricieuse des vents !

Matins brumeux, senteurs salines des sables humides, paix des choses et renaissance des êtres… Je m’y attardais aux jours d’internement et de captivité quand, du haut de la terrasse du docteur, je regardais d’un œil amical mon fidèle Souf que j’allais quitter, et qui déjà n’était plus pour moi qu’une bête étrangère à ma vie.

A droite, par delà la cour où Souf, côte à côte avec le cheval du docteur, mangeait son orge du soir, le mur hérissé de verre brisé du poulailler, le nouveau puits que des prisonniers étaient en train de forer, les travaux gardés par un deïra, le grand bâtiment rectiligne et gris de l’école, « le collège », comme on dit là-bas, puis les dunes…

En face, la vaste cour du quartier… Les subsistants, les tirailleurs, la chambre du brigadier français, la place où tant de fois j’attendis la rentrée de Slimane, que je voyais venir quand il quittait la maison du caïd des Messaaba ; puis les voûtes des écuries avec les chevaux aux robes variées devant lesquels erraient quelques burnous rouges… Je savais que, parmi ces silhouettes familières, jamais plus ne repasserait celle que, par habitude, mes yeux devaient chercher longtemps… Le mur du bureau arabe, les locaux disciplinaires, avec la cellule sinistre où je savais Abdallah ben Mohammed[43], le poste de police où nous avions fumé le kif avec les braves turcos un soir de détresse, Slimane et moi ; la porte avec le banc où se tenaient assis les hommes de garde… puis mon hôpital, le long bâtiment à toit en pente légère, avec, en face, la « Salle des macchabées », la buanderie et la salle de bains… tout au milieu de la cour déclive, le bâtiment écrasé et large de l’intendance, puis l’abreuvoir et le lavoir. Là, des gazelles captives erraient, gracieuses, se jetant en arrêt devant les agaceries des soldats…

[43] Abdallah ben Mohamed, le fanatique qui avait frappé Isabelle Eberhardt d’un coup de sabre.


… Et voici encore des silhouettes connues : le lieutenant Lemaître qui crie devant les locaux disciplinaires, avec des mots arabes de contrebande ; le lieutenant Guillot, sanglé dans son corset, passant le long de l’hôpital pour rentrer chez lui ; le sergent Othman, brute épaisse assommant le malheureux petit chien sloughi du détachement ; le cabot français, à tête de garçon boucher marseillais, côte à côte avec le pesant Isoard ; puis le tirailleur fou, longue silhouette bleue, sous sa pèlerine, errant silencieux, son chapelet de Sidi Ammar à la main ; enfin les spahis, montés sans selle au retour de l’abreuvoir, et leur défilé connu que n’accompagnera plus jamais le marabout Slimane, comme ils disaient…

Les voilà tous, le brigadier Saïd, un peu voûté, homme de foi et de devoir, comme courbé sous le joug, pas bien lourd à Eloued, de la discipline ; le vieil embêteur et demandeur Slami, affairé, jouant le brigadier ; le traître Embarek, avec sa beauté blonde et son air fou ; le caoued imbécile Saïd Zemouli, invoquant sans doute, en ce moment comme en tout autre, sa Bent Elhadid ; l’ivrogne Mansour, avec son air blagueur ; Ben Chaâbane, fureteur et servile ; Zardy, tranquille et doux ; Aly Chaambi, à l’air équivoque de belle fille aux yeux passés au khôl ; le vieux froussard Nasr ben Ayéchi ; l’abruti Hannochi courbé, les bras ballants ; le grand Saouli ; l’arrogant Sadock, marié chez Ben Dif Allah ; l’assassin Tahar ben Meurad, à l’air doux et bon enfant ; Amor, le tailleur, beau garçon au teint blanc ; le lourd Saoudi des Ouled Darradj ; l’ignoble valet Slimane Bou-Khlif, au nez de pochard et aux yeux de voleur, et l’antinaturel Laffati, à la barbe de nabab hindou, à l’air insolent, époux bénévole de Chaamba ; et enfin, seul comme toujours, faisant, bande à part, la forte tête du détachement, l’ivrogne et l’homme à filles Dahmane ben Borni, à l’air farouche et renfermé de bandit… Les voilà bien tous.

Voilà aussi Khelifa, lent sous ses vastes burnous et ses gandoura superposées innombrables, sa pipe et son chiffon rempli de kif dans la tabourcha de son burnous, menant par la bride Souf qui courbe la tête, secouant sa courte crinière et sautillant gaiement, sachant bien qu’après l’eau, c’est le régal d’orge.

Tout cela défile devant moi, sous le ciel qui se rembrunit, à mesure que s’approche le soir et que s’éclaire l’Occident d’une lueur sulfureuse. Et alors une tristesse immense plane sur la terre de Cham, tandis que descend la nuit d’hiver, et que les voix blanches des moueddhen clament l’appel vers Dieu, pour protéger les créatures contre le mal qu’Il créa, contre le maléfice de la nuit qui tombe, contre celles qui soufflent sur des nœuds de corde (qui font des sortilèges), contre l’hypocrisie du traître flatteur, contre les hommes perfides.

… Hiver sinistre de là-bas, car il enlève à ce pays sa gloire et sa splendeur : la lumière triomphante et profuse de son soleil.


… Oh ! le doux assoupissement des sens et de la conscience, dans la monotonie de la vie aux pays du soleil ! Oh ! la douce sensation de se laisser vivre, de ne plus penser, de ne plus agir, de ne plus s’astreindre à rien, de ne plus regretter, de ne plus désirer, sauf la durée indéfinie de ce qui est ! Oh ! la bienheureuse annihilation du moi, dans cette vie contemplative du désert !… Parfois cependant il est encore de ces heures troublées où l’esprit et la conscience, je ne sais pourquoi, se réveillent de leur longue somnolence et nous torturent.

Combien de fois n’ai-je pas senti mon cœur se serrer en songeant à ma vocation d’écrire et de penser, à mon ancien amour de l’étude et des livres, à mes curiosités intellectuelles de jadis… Heures de remords, d’angoisse et de deuil. Mais ces sentiments n’ont presque jamais d’action sur la volonté qui reste inerte et n’agit point… Puis la paix et le silence ambiants nous reprennent et, de nouveau, recommence pour nous la vie contemplative, la plus douce, mais aussi la plus stérile de toutes. « Tu enfanteras dans la douleur, » fut-il dit à la première femme, et pareille obligation pesa sans doute sur les destins du premier Prométhée de la pensée, du premier Héraclès de l’art. Une voix secrète a dû lui dire : Quand ton esprit ne sera pas à la torture, quand ton cœur ne souffrira pas, quand ta conscience ne te fera pas subir d’interrogatoires sévères, tu ne créeras pas…

Inerte reste ma main et silencieuses mes lèvres. Pourtant je comprends bien la fatalité universelle ; c’est la brûlure délicieuse et torturante d’aimer qui fait chanter l’oiseau au printemps, et les immortels chefs-d’œuvre de la pensée sont issus de la souffrance humaine…


… Avant d’arriver à M’guébra, cheminant à côté de Souf, je vis, vers ma droite, au Nord, s’accumuler à l’horizon de lourdes nuées d’un gris bleu d’acier, de formes étranges.

— Tiens, dis-je au tirailleur, ne dirait-on pas des montagnes ?… Mais est-ce qu’il y a des montagnes dans le désert, sauf les dunes de sable !

Plus loin, entre M’guébra et Chegga, nous vîmes le vent dissiper ces nuées et l’Aurès nous apparut tout à coup bleuâtre et sinueux se profilant sur un ciel pâle. Je ne m’étais pas trompée… Mais, moi aussi, j’avais perdu la notion des montagnes, perdu aussi celle de la terre, dans l’immensité des dunes de sable blanc, fin et léger comme de la poussière…

Éprouvé une sensation étrange en retrouvant de la vraie terre…

A Batna, impression vague mais délicieuse d’abord, de revoir des grands arbres, de la verdure, des champs et des prairies… puis, bientôt, insondable tristesse et nostalgie intense du sable et des palmeraies.


Jamais l’ombre épaisse et pesante des forêts n’égalera la splendeur fine et la grâce déliée des ombres ténues des palmes courbées en dômes sur le sable blanc ! Jamais les rayons de la lune ne se joueront aussi magiquement entre les trouées grossières des chênes ou des hêtres qu’ils se jouent entre ceux, graciles, semblables à de fines colonnes torses, des dattiers élancés et sveltes ! Jamais le murmure des feuilles molles n’égalera celui, métallique et musical, des djerid argentés ! Jamais l’eau des ruisseaux abondants ne grisera une poitrine oppressée comme celle des puits frais, la nuit, après la torride journée ! Jamais aucun jardin d’ailleurs n’égalera en grâce et en splendeur les « rhitan » profonds du Souf où s’assemblent les palmiers choisis, de grandeurs diverses, depuis les palmiers nains, depuis les jeunes sujets aux immenses feuilles arquées, jusqu’aux géants vénérables, souvent inclinés au-dessus de la verte famille environnante… Jamais les plus riches vergers ne donneront une idée de ces jardins en août, quand les lourds régimes se colorent, selon les espèces, les uns en jaune de toutes les nuances, les autres en rose vif, en carmin, en pourpre velouté, sous le réseau — poussiéreux au-dessus, d’un vert ardent et argenté en dessous — des djerid (palmes) flexibles…


… Les jardins du Souf sont de vastes entonnoirs creusés de main d’homme entre les dunes et de profondeur variable selon le degré de profondeur de la couche d’eau souterraine. Il en est sur la route de Debila, sur celle de Zgoum, sur celle de Guemar et de Touggourt, aux environs de Teksebat et de Kouïnine, qui sont à fleur de terre. D’autres, vers le Sud surtout, sont de véritables abîmes où l’on n’accède que par de petits sentiers serpentins. Il en est aussi de très profonds au nord-ouest de la ville, près de Sidi Abdallah et de Gara.

L’architecture de ces jardins encavés est assez curieuse. D’un côté, ils offrent une pente accessible, et là se trouvent les puits à armature en troncs de palmiers, à bascule et contrepoids, avec, d’un bout, une grosse pierre attachée par une corde et, de l’autre, une « oumara » en cuir, sorte de panier plat suspendu au bout d’une corde. Autour des puits on voit des cultures potagères, les jeunes palmiers et les espèces basses. Les plus hautes se trouvent vers les murailles presque perpendiculaires opposées aux puits et dont la crête est hérissée de djerid pour empêcher l’ensablement.

… Pays à nul autre semblable : en été, la nuit, l’oreille du voyageur y est frappée par une voix immense, plaintive et douce, qui s’élève des entonnoirs innombrables : ce sont les ouvriers Souafa qui désensablent les jardins, remontant patiemment le sable lourd dans des couffins, sur leurs épaules… Chaque nuit, ce travail de fourmis est fait, et, le lendemain, le vent éternel du Souf vient anéantir le labeur nocturne. Dans le grand silence des nuits tièdes, ce chant plaintif, en notes mineures, porte avec lui un étrange frisson de tristesse, presque une anxiété…

… Là-bas, très loin, au delà de la mer bleue, au delà du Tell fertile, de l’Aurès morose et des grands chotts qui doivent se dessécher, il y a la terre brûlée, la terre ardente et resplendissante du Souf, où brûle la flamme dévorante de la Foi, où, à chaque pas, s’élève une mosquée, une koubba ou un maraboutique et miraculeux tombeau, où le seul bruit religieux est l’eddhen musulman, cinq fois répété, où l’on prie et où l’on croit… Il y a la maison aimée de Salah ben Feliba et tout le décor familier, immuable dans ce pays sublimement fanatique. Il y a des hommes en burnous rouges qui, à la brume, rentrent dans les demeures grises à coupoles, ou qui s’assemblent sur des nattes dans le café de Belkassem Bebachi. Il y a les zaouïya saintes et leurs chefs vénérés…


Tout y est, mais nous n’y sommes plus, dans notre pays aride, où seule la Foi mystique fleurit, pour l’admirer et pour l’aimer…

Plus près, — mais combien loin de moi, hélas ! pourtant — il y a, dans une vallée triste, à l’ombre des grands monts Chaouïa, une petite cité toute française, banale, où l’on ne voit que casernes, hôpital, prison et autres édifices administratifs et militaires, où l’on ne rencontre que spahis, zouaves, tringlots et artilleurs[44]. Dans cette ville, dans le faubourg du camp, il est une vieille maison à un étage, et, devant, dans la fourmilière des chambres habitées par des spahis et leurs femmes, tout près de l’escalier où l’on n’entend que cliquetis de sabres et d’éperons, il est deux misérables pièces donnant sur les toits voisins et le rempart de la ville…

[44] Batna.

Dans cette maison se sont écoulés presque deux mois de ma vie, deux mois qui me semblèrent plus de deux années…

Et dans cette ville il y a un être que je chéris…

Et cependant ils me semblent bien irréels, ces décors africains ; ils me semblent n’avoir été que de vaines rêveries, des visions fugitives, et la personnalité elle-même de Slimane ne me semble pas toujours bien réelle non plus…

Quant aux autres pays de la terre où s’est écoulé mon passé orageux et troublé, ceux-là, ils me semblent n’avoir jamais existé en dehors de mon imagination !… Du pont du Berry, regardant la colline sacrée du cimetière de Bône, malgré un violent effort de ma volonté, je ne parvenais point à me donner la sensation réelle et poignante que maman était bien là, endormie dans la tombe depuis quatre années… Et il me semblait que jamais je n’avais habité Bône, et que cette ville m’était tout aussi étrangère et indifférente que n’importe quelle autre !

… Souvent, depuis que j’ai quitté Slimane, j’ai ressenti un désir torturant de franchir la distance qui nous sépare, le besoin absolu, intime, de l’avoir près de moi, lui et rien que lui, et l’irrémédiable désespoir d’être exilée, de ne pouvoir courir à lui ; une soif âpre douloureuse d’entendre sa voix, de voir son regard se poser sur le mien, de sentir sa présence, d’éprouver encore cette sensation d’absolue sécurité qui nous est commune.

Combien durera l’exil ?…


… Que serait, sur la scène d’un théâtre ou dans un salon, le chant triste et sauvage, le grand chant libre du chamelier déambulant dans le désert à la suite de ses chameaux lents ?

A Stah-el-Hamraïa, dans la grande salle fruste du bordj, à demi couchée sur un tellis, j’écoutai, le soir, le deïra Lakdar, l’un des Khallassa et Brahim chanter les chants libres et sauvages du Sahara, pour la foule attentive massée autour d’eux.

Tapant à contretemps sur une vieille caisse en fer-blanc, Lakdar, ivre comme toujours, chantait avec passion… Et ce chant était empreint de toute la grande poésie mélancolique de la vie errante au désert.

Je me souviens aussi de ceux que j’écoutais, assise avec les chameliers dans le coin de la cour du bordj de Bir-bou-Chahma, près du feu où cuisait le souper, en plein air. La nuit était obscure, et les voix sonnaient étrangement dans cette cour du bordj, le plus isolé et le plus triste de tous, sur cette route déserte.

Là, avec une volupté intime, je songeais à l’étrangeté charmeuse de ma situation et au bonheur d’être vagabond et errant, l’un de ceux que j’ai le plus vivement ressentis.

… Hélas ! aucun foyer, pas même celui qui est bien à moi, mon humble foyer de pauvre, ne saurait me remplacer mon Sahara, mon horizon vague et onduleux, mes doux levers d’aurore sur l’infini grisâtre et mes couchers de soleil ensanglantant les petites villes croulantes aux noms étranges, mon pauvre Souf, inoubliable, l’humble compagnon de mes courses solitaires dans le cher pays dont je lui donnai le nom, ma défroque saharienne, ma liberté et mes rêves !


Fait cette remarque au sujet de Netotchka Neswanova que Dostoïevski, le peintre par excellence de la douleur, le romancier des âmes morbides, aimait et savait, mieux que personne, peindre les âmes enfantines, celles surtout des enfants malheureux, en son perpétuel apitoiement sur la souffrance. De tous les personnages de ses romans, il n’en est pas un qui ne soit vivant, vrai, d’une émouvante et parfois effrayante vérité. Chez lui, pas un de ces personnages pâles, de convention, qui pullulent chez d’autres auteurs réputés des « maîtres ».


… Rien ne saurait égaler en splendeur et en mystère les nuits de lune dans le désert de sable.

Le chaos des dunes, les tombeaux, les maisons et les jardins, toutes les choses s’estompent, se fondent. Le désert, d’un blanc neigeux, s’emplit de fantômes, de reflets tantôt roses, tantôt bleuâtres, de lueurs argentées… Aucun contour net et précis, aucune forme arrêtée et distincte : tout reluit, tout scintille à l’infini, mais tout est vague.

Les dunes semblent des vapeurs amoncelées à l’horizon. Les pentes les plus proches disparaissent dans l’infinie clarté d’en haut. Les hommes vêtus de blanc marchent, tels des apparitions, à peine distincts, comme vaporeux.

… Remarqué souvent l’aspect fantastique que prenait au clair de la lune un petit pan de muraille resté debout au coin de la ruine située derrière le « quartier », au-dessus du jardin des tirailleurs. De loin, malgré moi, elle me semblait toujours une silhouette humaine dressée là, sur mon chemin, et il m’est arrivé de tressaillir en l’apercevant.


… Souvenir déjà lointain, vieux tantôt d’une année, d’une première nuit dans le jardin du Bir Azzély, au-dessous du cimetière chrétien.

Couchés sur le versant éclairé de la dune, dans l’entonnoir profond, nous regardions le mystère du jardin où, entre les troncs sveltes, sur le sable blanc, les rayons argentés de la lune se jouaient dans l’ombre des palmiers.

… Et l’autre jardin, celui du caïdat des Achèche, où nous avons pleuré enfantinement, pressentant bien, hélas ! en une subite et commune intuition, tous les malheurs qui devaient, des mois plus tard, nous accabler… O mystère insondé de ces presciences humaines, de ces pressentiments vagues, sans aucun fondement matériel et raisonnable, qui ne nous trompent cependant jamais !…

… Nuits de lune, limpides et mystiques, passées à courir les routes désertes du Souf !

… Celle-là encore, dans la grande cour délabrée de la zaouïya d’Elakbab, quand, attendant Sidi Mohammed Eliman, j’étais accoudée contre la petite fenêtre de la mosquée, où, sous les voûtes grises, dans la lueur mystérieuse de quelques bougies, les Khouans récitaient le dikr, après la prière du mogh’reb…

Je me souviens aussi de la paix profonde, infinie, qui était descendue dans mon âme, ce soir-là, tandis que je traversais les villages maraboutiques d’Elbeyada et d’Elakbab, inondés des derniers rayons du couchant… Et cependant, en quelle angoisse, en quelles circonstances cruelles j’étais venue là ! Mais est-ce que toutes ces matérialités, toutes ces misères éphémères, touchent les âmes des initiés ? On peut, à certaines heures bénies, faire abstraction de toutes les circonstances douloureuses et, se livrer à d’autres impressions, celles que nous portons en nous et celles qui nous viennent de l’Inconnu, à travers le prisme sublime du vaste Univers !


… Combien misérables sont ceux qui, encrassés irrémédiablement dans les basses matérialités journalières, usent les heures brèves de la vie en de vaines et ineptes récriminations contre tous et contre tout, et qui restent aveugles devant l’ineffable beauté des choses et devant la splendeur triste de la douloureuse humanité.


Heureux celui pour qui tout ne va point bêtement et cruellement au hasard, à qui tous les trésors de la terre sont familiers, et pour qui tout ne finit pas sottement dans l’ombre du tombeau !

Il est des êtres disgraciés qui envisagent le monde sous les plus sombres couleurs et qui, de l’inépuisable Beauté, qui est l’essence même de l’Univers et de la Vie, ne voient rien.

C’est la plus déshéritée des déshérités de ce monde, une exilée sans foyer et sans patrie, une orpheline dénuée de tout, qui écrit ces lignes. Elles sont sincères et vraies[45].

[45] Écrit en mai 1901, à Marseille.


Souvent, aux heures envolées de prospérité, j’ai trouvé la vie ennuyeuse et laide. Mais depuis que je ne possède plus que mon esprit toujours en éveil, depuis que la douleur a trempé mon âme, je sens, avec une sincérité absolue, l’ineffable mystère qui est répandu dans toutes les choses…


Le pâtre bédouin, illettré et inconscient, qui loue Dieu en face des horizons splendides du désert au lever du soleil, et qui le loue encore en face de la mort, est bien supérieur au pseudo-intellectuel qui accumule phrases sur phrases pour dénigrer un monde dont il ne comprend pas le sens, et pour insulter à la Douleur, cette belle, cette sublime et bienfaisante éducatrice des âmes…


Jadis, quand je ne « manquais de rien » matériellement, mais quand je manquais de tout intellectuellement et moralement, je m’assombrissais et me répandais sottement en imprécations contre la Vie que je ne connaissais pas. Ce n’est que maintenant, au sein du dénuement dont je suis fière, que je l’affirme belle et digne d’être vécue.

Trois choses peuvent ouvrir nos yeux à l’éclatante aurore de vérité : la Douleur, la Foi, l’Amour — tout l’amour.

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