Notes de route : $b Maroc—Algérie—Tunisie
Djenan-ed-Dar
Il est, dans le décor pétrifié de Beni-Ounif, des soirs lourds, des soirs funèbres, où le siroco sème des cendres grises sur les choses, où le noir cafard envahit les âmes et les replie sur elles-mêmes en une angoisse morne.
Pas de calme et d’anéantissement voluptueux de l’être, dans ce paysage sans douceur, aux lignes dures, heurtées, aux couleurs éteintes.
Ces soirs-là, pour chercher les aspects connus et aimés du vrai désert berceur, je m’enfuis vers Djenan-ed-Dar, tout proche, petite poignée de poussière humaine, essai timide de vie perdu dans le vide et la stérilité de la plaine immense, libre, tranquille.
Au sud d’Ounif, la chaîne basse du Gara s’avance et finit en éperon arrondi, tout rose, éventré de larges plaies blanches qui sont des carrières.
Et là, au tournant, brusquement, tout change. C’est l’espace sans bornes, aux lignes douces, imprécises, ne s’imposant pas à l’œil, fuyant vers les inconnus de lumière.
Une monotonie harmonieuse des choses, un sol ardent et rouge, un horizon de feu changeant.
Seule végétation, d’aspect minéral elle-même, le bossellement innombrable du « degaâ » argenté que les soldats ont surnommé le « chou-fleur », l’étrange plante de la hamada de pierre, une agglomération serrée, ronde, de petites étoiles dures et aiguës, tenant au sol par une seule faible tige ligueuse.
Et rien d’autre, à peine quelques touffes d’alfa. Vers l’Est, vague comme un amas de nuages bleutés, une chaîne de montagnes et les dunes de la Zousfana, tachetées du noir des dattiers disséminés.
Au Sud, plus rien, l’horizon qui flambe vide et superbe… Très loin, à peine distincte, la silhouette rectiligne du Djebel-Sidi-Moumène qui s’éteint dans le rayonnement morne du ciel.
… Djenan-ed-Dar, une citadelle grise, sévère, toute neuve et toute seule sur une ondulation basse.
Vers la droite, un terrain de campement où des cités éphémères, des essaims de tentes blanches, fleurissent et se succèdent, en un presque continuel renouvellement.
Tirailleurs, légionnaires, viennent camper là, en attendant de se disperser dans les postes du Sud-Ouest. De petites vies provisoires s’y ébauchent ; de petites habitudes s’y prennent. Puis, le lendemain, tout est fini, balayé, et très vite oublié.
… Plus loin encore, dans un bas-fond un peu fertile, quelques bouquets de dattiers aux troncs multiples, très hauts et très sveltes, abritent les masures en pisé du cercle des officiers.
Un coin de fraîcheur et d’oubli, où les heures d’attente coulent, lentes, devant l’opale des breuvages nostalgiques…
Encore un champ nu, semé de pierres, puis les murailles basses, lézardées, croulantes, de la vieille redoute où gîtent encore des spahis et des légionnaires.
A droite, ce qui servait de bureau arabe, quand Djenan-ed-Dar était le centre de la région : quatre ou cinq petits gourbis en terre et en planches dans une cour s’ouvrant sur le désert.
C’est là que je vais m’étendre, sur une toile de tente ou un couvre-pieds, pour le sommeil paisible des nuits insouciantes.
Un spahi et deux mokhazni gardent cette rue et assurent l’ordre dans l’ébauche de hameau. Derrière la vieille redoute, une rue, deux rangées de cahutes branlantes, cantines-boutiques, un café maure, une boucherie : tout cela commence dans le sable et finit aussitôt dans le vide. C’est tout. Bien peu de chose à côté de Beni-Ounif déjà prospère, en pleine activité, en pleine fièvre.
Et pourtant Djenan-ed-Dar a plus de caractère et plus d’originalité. C’est bien le village militaire, né des besoins de la guerre, et qui disparaîtra avec elle.
Et puis, à Djenan-ed-Dar, on commence à éprouver cette sensation d’éloignement, d’isolement dans l’immobilité du décor, que la présence du chemin de fer efface à Beni-Ounif, embryon d’une Biskra nouvelle.
Quelques mercantis espagnols ou juifs vivent des maigres sous des soldats arabes ou étrangers. Au fond de leurs masures en vieux matériaux ayant déjà servi ailleurs, en d’autres villages provisoires, les « pionniers de la civilisation » versent les élixirs d’oubli à ceux que terrasse le spleen.
Assise devant la porte de son gourbi noir, une maigre Espagnole, sans âge, au petit museau anguleux, à la dure crinière noire, attend, avec une passivité lasse, les soldats que les soirs de chaleur et de malaise, les soirs de rut sauvage, jettent sur son pauvre corps dolent.
Dès qu’un homme rentre, la femme ferme vite la porte à double tour. Dehors, des querelles éclatent, violentes, parfois des batailles, quand les mauvaises têtes de la légion se heurtent à celles des tirailleurs. Tous crient brutalement leur désir, sans honte, et cette pauvre loque d’apparence encore femelle prend à leurs yeux une grâce, un attrait, presque une beauté, dans leur détresse.
… Après quelques heures de promenade lente dans Djenan, après des stations longues sur les nattes du café maure, je retourne vers les ruines du bureau arabe.
Là, à la lueur d’une bougie, c’est une gaie cuisine de sauce poivrée que nous faisons, les trois Arabes et moi. Puis, en buvant du café dans de vieux quarts en fer-blanc, j’écoute la nuit silencieuse tomber sur le désert.
Les mokhazni, enfants des steppes de Géryville, très primitifs et très songeurs, se taisent. Le spahi, Tlemceni rieur, chante de longues complaintes langoureuses, ou conte les légendes de son pays.
Lentement, doucement, je m’endors dans le calme de la cahute dont la porte ne ferme pas, dans la cour sans gardiens, grande ouverte sur l’obscurité du bled.