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Notes de route : $b Maroc—Algérie—Tunisie

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Veillées

La nuit est froide et claire. C’est la pleine lune de Ramadhane. Des torrents de lumière glauque coulent sur le village où brûlent les flammes brutales et rouges des lanternes, devant les cantines.

Ici, dans la cour du bureau arabe, entre les masures croulantes, les chevaux entravés sommeillent.

Parfois, un étalon s’éveille et hennit, les naseaux dilatés, tendus vers le coin où les juments mâchent, tranquilles, leur paille sèche.

Il y a grande fête, ce soir, chez les mokhazni.

Ils sont une cinquantaine qui viennent s’asseoir en cercle sur le sable. Au milieu, collée sur la semelle d’un soulier renversé, une bougie vacillante éclaire l’énergie mâle et la gaieté enfantine des visages.

… Il fait bon s’étendre à terre dans la nuit limpide, sous la caresse d’un gros « kheïdous », le burnous en poil de chameau noir des gens de l’Ouest. Il fait bon, silencieux et immobile, écouter pendant des heures les chants des nomades, leurs grands cris désolés d’amour et de mort avec le son argentin, le son aquatique du djouak en roseau.

Deux mokhazni du cercle de Géryville, enfants des steppes d’alfa, s’assoient en face l’un de l’autre pour chanter une cantilène plaintive, dont le refrain est un long cri triste, sur une note mineure.

D’abord ils semblent sommeiller, les yeux mi-clos, et leur voix est comme le murmure du vent.

Petite colombe, ô petite colombe !
Tu m’as brûlé, tu m’as tué,
Tu as rendu mon cœur malade,
Et je ne guérirai pas…
Petite colombe, ô petite colombe !
Mon cœur est mort, et je l’ai enterré dans le désert ;
Le jour où je l’ai enterré, nul n’était présent ;
Personne n’a ri de moi.
J’étais seul, mon burnous couvrait ma tête, et je pleurais.
O mon Dieu, mon Dieu, combien j’ai pleuré !
Petite colombe, ô petite colombe !
Tu as rendu mon cœur malade, tu m’as tué…
J’ai mal, et il n’est pas de remède
Pour celui dont le cœur est blessé,
Sauf la résignation et le repos du tombeau.
Petite colombe, ô petite colombe !
En une nuit tu m’as tué.
Vers l’aurore, je me suis trouvé blessé
Et je ne guérirai pas…

Alors du cercle des mokhazni, une autre voix s’élève, une voix plus fruste, et plus rauque, celle de mon ami Abdelkader ben Chohra[24] :

[24] Abdelkader ben Chohra a été tué par une balle dans l’oued Zousfana, quelques jours plus tard. (N. de l’A.)

Ami, pleure sur moi, pleure sur l’exilé !
Quand j’ai quitté mon douar, Embarka est sortie…
Elle a couvert sa tête de poussière en signe de deuil.
Pourtant chacun suit sa destinée, et je suis parti,
Et j’ai pris la route du Sud…
Quarante jours, quarante nuits, j’ai pleuré.
Jusqu’à ce que se fût desséché mon cœur,
Et il est devenu plus dur que les pierres.
Devant la plus belle des belles de la terre
Mon cœur ne parlerait pas.
Ah ! lorsque le cœur est mort,
Rien ne saurait le faire renaître,
Sinon le regard de la gazelle,
Car il est comme la pluie du désert…
Je reverrai Embarka ou je mourrai.

Les voix, plus nombreuses, montent dans la nuit tranquille, et les chalumeaux enchantés distillent d’indicibles tristesses…

Les nomades illettrés, les frustes soldats du pays de la poudre, improvisent des chansons et des chansons, longtemps, longtemps.

Je ferme les yeux, dans le froid du vent qui se lève, vers la minuit.

Il fait bon s’endormir ainsi, n’importe où, à la belle étoile, en sachant qu’on s’en ira le lendemain et qu’on ne reviendra sans doute jamais, que tout ce qui est ne durera pas… tandis que chantent les Bédouins, tandis que pleurent les djouak, tandis que s’évapore et s’éteint, comme une flamme inutile, la pensée…

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