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Notes de route : $b Maroc—Algérie—Tunisie

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Dimanche au village

Le ciel est couvert ; le siroco souffle son haleine chaude, sa brûlante et mortelle caresse, sur la moiteur morbide des corps énervés.

Le tapage et les cris commencent dans les cafés maures : Au retour de Béchar, à l’Étoile du Sud, à la Mère du Soldat, à l’Oasis de Figuig. La légion porte dans les buvettes tout un fond de désespérance et de regrets déchaînés par l’ivresse obstinée et terrible des gens du Nord. Les portes ouvertes versent des flots de lumière rouge sur le sable des rues sombres. C’est un entassement confus de capotes bleues contre les comptoirs en bois. L’absinthe coule et le siroco souffle.

On commence à s’échauffer, et c’est maintenant la Babel des chants, des lents patois germaniques ou bataves, des gazouillements italiens, des rauques syllabes heurtées des dialectes espagnols.

Puis tout à coup, sans raison apparente, ce sont des effusions qui, à première vue, paraissent drôles, mais qui, au fond, sont tristes à pleurer, parce qu’elles montent du plus profond de la douleur humaine, chez tous ces déshérités réfugiés dans la dure existence du soldat dans le Sud.

Des embrassades commencent entre les hommes ivres, qui finiront par des disputes et des coups, quelquefois par du sang.

Dehors, la patrouille, le fusil sur l’épaule, gravement passe, attendant les rixes prévues, les inévitables chutes.

Dans une cantine, un petit Allemand pâle joue de l’accordéon, tandis que d’autres dansent[9].

[9] Variante des premières notes :

… A la Mère du Soldat, un petit Allemand, pâle, joue de l’accordéon et d’autres dansent… Ils s’excitent et ils suent ; ils commencent à se déshabiller, à jeter au hasard leurs vêtements. Puis ils renversent les bancs ; ils cassent et chavirent tout… Alors la patronne, ancienne cantinière, survient, mince cavale efflanquée et déhanchée, au mufle osseux et blême, avec des crins jaunes sur un crâne pointu. D’une poigne de fer, jurant plus fort que les troupiers, elle expulse les plus turbulents…

A l’Étoile du Sud, c’est un groupe d’officiers qui, eux, n’osent pas se saouler et rouler à l’oubli en public, et que pourtant l’ennui et le « cafard » tenaillent… Ils s’engouffrent là, pour boire, pendant des heures, lentement, en écoutant une Espagnole vieillie, au dur masque sanguin, roucouler une romance sentimentale, La Paloma.

Dans les cafés maures, c’est la vague bleue des tirailleurs, avec la floraison des chéchias rouges et les écroulements écarlates des burnous de spahis. On joue aux cartes, avec des éclats de voix et des fusées de rire formidables… On chante.

A demi couché sur l’épaule d’un grand tirailleur bronzé, au fin visage impassible, un mokhazni tout jeune, peut-être un peu ivre, souffle de toutes ses forces dans une rhaïta dont la plainte endiablée perce et domine tout le tapage. Un tirailleur se lève, emprunte deux foulards de coton rouge à grands ramages naïfs, jaune canari, et danse, au milieu des rires, la danse des Ouled-Naïl, les filles de son pays, imitant leurs déhanchements lascifs et le frisson artificiel de leur chair.

Puis, par besoin de crisper leurs mains avides sur de la chair vivante, les soldats grisés de fumée et de thé marocain luttent et se roulent furieusement sur les nattes, sur les bancs, avec de grands cris.

— Neuf heures… Les ivrognes jonchent le sable des rues. Les cris et les chants vont se taire, et, seuls, montent, dans l’ombre et la chaleur, le râle et la plainte furieuse, toute la rage, tout le rut inassouvi des mâles qui appellent, en vain, les étreintes et les caresses de la femme, depuis des mois.

Les cafés maures, salles blanches et vides, avec dans le coin, l’oudjak[10] et, sur des planches, l’entassement nacré des tasses en porcelaine, les feux divers des petits verres à thé multicolores, et les soleils pâles des plateaux de cuivre.

[10] Oudjak, fourneau des cafés maures, en forme de porte mauresque en plâtre, souvent garni de faïences, — mot d’origine turque.

Ici, c’est la vague bleue sombre des tirailleurs, avec la floraison pourpre des chéchias, l’entassement écarlate des spahis coiffés de hauts turbans blancs à cordelettes fauves ou noires. Il y a aussi les burnous bleus du makhzen, avec leurs cartouchières où les rayons rouges de la lampe allument des éclairs de cuivre, et les burnous blancs, terreux, des Bédouins.

Les tirailleurs sont les plus bruyants. Ils jouent aux cartes ou aux dominos, avec des cris joyeux.

On chante.

A demi couché sur l’épaule d’un grand tirailleur, fine figure impassible, un mokhazni tout jeune, sans doute un peu ivre, souffle de toutes ses forces dans une rhaïta dont la plainte endiablée perce et domine tous les bruits.

Un tirailleur barbu se lève, emprunte à ses camarades deux foulards de soie rouge et danse au milieu des rires la danse des filles du Djebel Amour, imitant leurs déhanchements lascifs et le frisson artificiel de leur chair.

Puis, par besoin de mouvement et d’ivresse, les soldats jouent et luttent, se roulant avec fureur, sur les nattes, sur les bancs, comme des enfants.

… Neuf heures. A la redoute, le clairon égrène les notes mélancoliques de l’extinction des feux, hâtive ici, pour éviter les malheurs.

Des hommes saouls jonchent les rues. Les cris et les chants s’achèvent et, seuls, montent dans l’obscurité étouffante, le râle et la plainte, toute la rage, toute la douleur du rut inassouvi des mâles appelant en vain, depuis des mois, les étreintes et les caresses, la chair de femme.

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