← Retour

Notes de route : $b Maroc—Algérie—Tunisie

16px
100%

SUD-ORANAIS

Départ d’Alger

Aïn-Sefra, fin septembre 1903.

Les derniers jours de l’été s’égrenaient monotones. Sous l’accablement d’un ciel sans nuages, Alger dormait. Les rues, où les passants étaient rares, semblaient plus larges, et des essaims de mouches bleues bourdonnaient dans l’ombre brève des maisons. Les collines de Mustapha se voilaient de poussières ténues, et les blancheurs laiteuses de la haute ville s’éteignaient. Là, pourtant, dans les ruelles étranglées, la vie continuait ardente, ivre de lumière et de couleur, avec les étalages de fruits et d’étoffes, et le chant pensif des rossignols captifs devant les cafés maures.

Un lourd ennui pesait sur Alger, et je me laissais aller à une somnolence vague, sans joie et sans chagrin, et qui, sans désirs aussi, aurait pu avoir la douceur de l’anéantissement.

Tout à coup, le combat d’El-Moungar survint, et, avec lui, la possibilité de revoir les régions âpres du Sud : j’allais dans le Sud-Oranais, comme reporter… Le rêve de tant de mois allait se réaliser, et si brusquement !


Le long voyage en chemin de fer, à travers tout l’ouest et le sud-ouest de l’Algérie, fut charmant.

Dans la première émotion joyeuse du départ, j’eus quelques heures de repos et de rêverie.

Il est ainsi, à certaines époques de la vie, des instants où rien d’extraordinaire ne survient, mais qu’on n’oublie jamais dans la suite, car ils sont d’une indicible douceur.


C’était à Perrégaux où il faut attendre le train d’Arzew qui descend vers le Sud.

Perrégaux n’est qu’un bourg espagnol serti de grands jardins verts, au milieu d’une immense plaine fertile. Pourtant, ce coin très quelconque du Tell algérien me parut souriant, presque beau.

Le jour déclinait, limpide, sur le calme de la campagne. Une haute colline barrait l’horizon qui s’allumait peu à peu. Au sommet, il y avait une petite chapelle de Sidi Abdelkader de Bagdad, qui semblait toute rose, entre quelques silhouettes d’oliviers gris. Là, dans l’herbe desséchée, des pierres brutes se cachaient : le cimetières musulman, un lieu de mélancolie calme, sans rien de funèbre.

… Le soir, j’allais m’étendre sur une natte, devant un café maure. A côté, au-dessus de la porte cochère d’une hôtellerie espagnole, on lisait en gros caractères maladroits : Defendido entrar gitanos, « entrée interdite aux gitanes ».

En face, un mur nu se profilait sur l’opale rose du couchant. Accroupis à terre, des Arabes nomades rêvaient. Dans l’air chaud, des senteurs connues traînaient, les senteurs du pays bédouin, aux soirs d’été : fumée de thuya ou de genévrier, odeurs de peaux de boucs, de goudron, de chairs bronzées en moiteur. Et moi, je goûtais la volupté profonde de la vie errante, la joie d’être seule, inconnue sous le burnous et le turban musulmans, et de regarder en paix le jour finir en des lueurs rouges sur la simplicité des choses, dans ce village où rien ne me retenait, et que j’allais quitter à la tombée de la nuit.


Après, ce furent de nouveau des heures longues à la fenêtre du wagon, à travers des pays toujours plus déserts et plus âpres, à mesure que le petit train lent descendait vers le Sud.

Des villages et des bourgs passèrent dans la nuit lunaire, rapides, furtifs, comme des visions.

Vers le milieu de la nuit, ce fut la triste Saïda, où tant d’épaves humaines viennent chercher l’oubli sous la capote anonyme de la légion étrangère. Puis, la rude grimpée des hauts plateaux, sur la voie en lacets. Les deux machines du train s’essoufflaient, hoquetaient comme des bêtes poussives.

En haut, à l’entrée de l’immense plaine nue, deux marabouts jumeaux semblaient monter la garde.

Des haltes en rase campagne, pour des villages qu’on ne voyait pas ou pour de lointains douars : Aïn-el-Hadjar, Bou-Rached, Tafaroua…


Enfin le jour s’alluma, dans un ciel vert et rouge, sur les petites dunes livides du Khreider.

Et ainsi indéfiniment, c’était toujours la monotonie grave, la tristesse, et aussi le grand charme poignant de la plaine du Sud, avec ses rares touffes d’alfa coriace et ses arbrisseaux rampants, gris sur le sol de sanguine. Des chaînes de montagnes fuyaient au loin, à peine distinctes, diaphanes.

Le soleil se leva, et nous arrivâmes en face de l’arête robuste du Djebel-Antar s’avançant dans le vague des horizons plats. Au pied de cette haute muraille bleue, ce fut Mechéria, quelques toits roses, quelques maigres arbres jaunis, puis, tout de suite après, plus rien, de nouveau le vide de la steppe où se jouaient les lueurs irisées du matin.

Les gares esseulées avaient, dès le Khreider, changé d’aspect : c’étaient maintenant de hautes petites bastilles flanquées de miradors gris, fermées de lourdes portes en fer.

… Enfin des montagnes surgirent de l’azur chaud des lointains : le Djebel-Mektar, le Mir-el-Djebel, les monts de Sfissifa. Au delà, vers l’Ouest, c’était le Maroc.

De grandes dunes rougeâtres montèrent à l’assaut du Mektar, comme des vagues déferlantes. Une ceinture de verdure bleuâtre enserra les hauts bâtiments en briques de la redoute.

Vers la droite, quelques maisons sahariennes en toub[1], serrées les unes contre les autres, des touffes de figuiers noirs, quelques silhouettes de dattiers, quelques marabouts blancs. Nous stoppions enfin à Aïn-Sefra, où je ne devais que passer.

[1] Toub, pisé arabe.

Chargement de la publicité...