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Notes de route : $b Maroc—Algérie—Tunisie

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Sous le soleil d’hiver, Aïn-Sefra ferait penser à un triste village du Nord, avec ses maisons pâles et ses arbres sans feuilles… Mais il y a la note africaine des dunes rougeâtres, et les bâtiments militaires avec leurs arcades en briques sanguines, et le grand vide du désert de sable.

L’air est limpide et frais et, dans le ciel clair, des caravanes légères de nuages laineux passent, promenant leurs ombres bleuâtres sur la plaine dorée.

Je vais regagner la province d’Alger par la route des Hauts-Plateaux. La morne tristesse du départ, à Beni-Ounif, s’est dissipée. Mes sensations d’aujourd’hui sont lentes et apaisées. Sans hâte, je m’en vais vers le ksar, au pied des dunes. Là, il y a encore quelques aspects sahariens : les grands dattiers qui ne changent pas à travers les saisons, les koubba blanches, immuables à travers les siècles, dans la poussière et la nudité du décor.

Elles entourent le ksar, les koubba saintes, et le veillent comme des sentinelles de rêve et de silence : Sidi Bou-Thil, patron d’Aïn-Sefra ; Sidi Abdelkader-Djilani, émir des saints de l’Islam ; Sidi Sahali, protecteur des chameliers et des nomades…

C’est aujourd’hui la Fedhila du mois de Ramadhane, la mi-carême arabe qui ne suspend pas le jeûne et qu’on fête seulement par des chants et des visites aux lieux maraboutiques.

Dans l’ombre des koubba, des voix pures de jeunes filles invisibles psalmodient des litanies surannées, avec l’accompagnement sourd des tambourins. Ces voix claires s’envolent et semblent se dissiper dans le silence infini qu’elles ne troublent pas.

Au loin, sur la route de Mékalis, des chameaux roux s’en viennent lentement, broutant le « btom » amer qui pousse au long des pistes pierreuses. Ils descendent par Aïn-Sefra vers Beni-Ounif, pour l’un des grands convois de l’extrême Sud. Je les regarde passer et, une fois de plus, la tentation me vient, au lieu de retourner vers l’ennui de la captivité à la ville, de redescendre avec les chameliers insouciants vers les horizons aimés et de ne jamais revenir.


… Tiout, un petit ksar souriant dans la châsse verte d’une oasis, au bout de la vallée de sable et d’alfa.

Des sentiers étroits, bordés de murs en terre sous l’ombre éternelle des dattiers, traversent le désordre charmant des jardins qui reverdissent. Puis, dans l’obscurité d’une ruelle ksourienne, l’entrée d’une demeure blanche et silencieuse, avec de grandes cours ensoleillées ; la maison de l’agha des Amour, Sidi Mouley, descendant du grand saint Sidi Ahmed ben Youssef de Miliana.

L’agha est absent, et c’est Si Mohammed, son fils, qui me reçoit. Il ressemble à une grande fleur étiolée, ce jeune homme, avec son visage très beau d’une pâleur de cire, et ses grands yeux très noirs et très lourds qui s’ouvrent à demi, comme fatigués.

Il est gracieux et timide, avec pourtant déjà toute la gravité de son rang et une réserve un peu hautaine qu’il quitte très vite, pour devenir souriant et presque gai[26].

[26] Autre note sur Tiout :

— Tiout, avec son ksar coquet et paisible, et ses immenses jardins, est belle, de cette beauté des oasis inattendues dans la stérilité.

Jadis, les descendants du saint Sidi Ahmed ben Youssef de Miliana, vinrent s’installer dans ce coin de pays isolé à l’entrée du désert.

Ils devinrent les maîtres tout-puissants de la région. Lors de l’occupation, ils se dévouèrent à la cause française avec une franchise et une ardeur dont ils ne se sont jamais plus départis.

On a eu le bon esprit de laisser aux marabouts de Tiout toute leur autorité et toute leur influence qui ont été bien souvent précieuses.

Et aujourd’hui, c’est l’agha des Amour, Sidi Mouley Ould-Mohammed, qui sert d’intermédiaire énergique et intelligent entre l’autorité militaire et les populations indigènes. Tout passe par ses mains : il dirige ses tribus avec une fermeté et une adresse rares chez les chefs indigènes, la plupart du temps plongés dans les intrigues de « çofs ».

Sidi Mouley a su garder une dignité d’allures aussi bien vis-à-vis des officiers français qu’envers ses nomades et ses ksouriens qui, en fait, sont ses sujets.

C’est une des grandes figures de l’Algérie du Sud, et il sait se faire aimer par la simplicité affable de ses manières.

… A Tiout, nous vîmes encore un autre type de grand seigneur arabe : Mouley Ahmed ben Youssef, frère de l’agha et caïd des Souala.

Sidi Ahmed s’est départi de la gravité un peu mystérieuse des marabouts, que garde son frère.

C’est le caïd de Souala qui a conduit les Amour au feu toutes les fois qu’il a fallu se battre. A côté de l’homme de prières, c’est l’homme de poudre.

… Quand la nuit est tombée, je vais au dar-diaf[27] voir les mokhazni et les spahis avec lesquels je suis venue et qui s’en vont en patrouille dans la montagne.

[27] Dar-diaf, maison des hôtes.

Pour arriver au dar-diaf, c’est un dédale de rues noires et enchevêtrées. Çà et là, brusquement, une faible coulée de lumière filtre par une fente de mur ou de porte close, et ensanglante la toub terne de la rue. Alors ces voies sans passants prennent des profondeurs et des reculs de souterrains où vacillent des ombres vagues.

Au dar-diaf, dans la cour, une scène de la vie nomade, la scène que pendant des jours et des jours je verrai maintenant tous les soirs, en différents décors.

Les soldats de l’Ouest sont à demi couchés sur des nattes ; autour d’un medjmar, brasero arabe en terre cuite, et d’un plateau à thé.

Derrière eux, dans la pénombre bleue, les chevaux mâchent paresseusement le drinn et s’ébrouent.

Les mokhazni chantent, comme toujours le soir. Ils doivent penser aux belles Amouriat bronzées, essaimées au loin sous les tentes, car ils modulent de langoureuses, chansons d’amour, tristes pourtant, d’une tristesse d’abîme :

Étourneau bleu qui t’envoles vers mon pays,
Dis à ma gazelle, dis à mon amie
Qu’elle envoie acheter neuf coudées d’étoffe blanche…
Dis-lui qu’elle couse le vêtement de son amant,
Ah ! qu’elle le couse en chantant,
Le vêtement blanc de son ami…
Il ne le mettra qu’après que son corps aura été lavé
A grande eau pure,
Quand ses yeux seront fermés…
Dis-lui que son ami la salue et lui dit adieu.
Un jour, la folie et la colère l’ont pris,
Et il a quitté sa tente ;
Il a acheté un cheval gris et il est parti.
Il a revêtu le burnous bleu,
Il a sanglé sa gandoura d’une cartouchière en filali rouge,
Il a jeté un fusil sur son épaule…
Et il est parti sur la frontière, au pays de la poudre…
Étourneau bleu, dis à mon amie
Que son amant lui dit adieu,
Et la prie de coudre son linceul,
Car il mourra seul au loin…
Les chacals mangeront sa chair et lécheront ses os…

Et les mokhazni chantent leur complainte désolée, sans tristesse et sans appréhension… Pourtant l’improvisateur naïf dit peut-être vrai, et parmi eux il y en aura qui dormiront leur dernier sommeil dans le bled désert… Mais n’y a-t-il pas le « mektoub ? » et à quoi bon s’inquiéter de ce qui est écrit ?…

Je rentre chez l’agha. Dans la grande salle blanche, des hommes bronzés, en burnous noirs, devisent gaiement. Dans le coin, près de la cheminée où brûlent les bûches tordues et dures du désert, des fusils sont appuyés contre le mur, des cartouchières sont pendues.

A terre, des sacs en laine noire et grise et de lourds tapis du Djebel-Amour s’entassent. Ce sont les chefs du goum des Trafi de Géryville qui remontent du Sud, après quatre mois de fatigues et de dangers. Ce sont aussi mes futurs compagnons de route jusqu’à Géryville. Ils racontent leurs peines, là-bas, dans les hamada désolées ; ils parlent aussi du retour dans leurs tribus, et la joie adoucit leurs rudes visages encore noircis par le soleil ardent du Sud…

La soirée finit en de longs silences las, et je vais me coucher, rêvant au lendemain, à ce long voyage à cheval qui me console un peu de devoir quitter le Sud.

Un grand silence lourd pèse sur le ksar. Quelque part, très loin, au camp des goumiers, un chalumeau bédouin pleure tout doucement. Je l’écoute comme en rêve, longtemps, longtemps.

Le chalumeau se tait, et tout tombe au sommeil. Je m’endors en songeant vaguement à la joie d’être au moins libre et tranquille dans les grandes steppes vides, pour ce retour à Alger que j’aurais tant voulu retarder encore indéfiniment.

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