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Notes de route : $b Maroc—Algérie—Tunisie

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Mograr Foukani

Je descends aujourd’hui vers Hadjerath-M’guil pour voir les autres blessés d’El-Moungar, restés là-bas.

Un peu après le lever du jour, le train s’engage dans un pays unique, d’une étrangeté saisissante.

Plus de sables ni d’alfa, plus rien que de la pierre, un immense chaos de pierres brisées, roulées, déchiquetées, arrachées du sol comme par un effroyable cataclysme.

Des arêtes aiguës chevauchant les unes sur les autres ou se superposant, monstrueuse dentelle tendue sur les rochers, sur les collines d’argile. Des tranchées, étroites et profondes comme des corridors, que surplombent des blocs énormes posés en équilibre hasardeux, prêts à se détacher et à écraser le train qui passe.

C’est comme une gigantesque coulée de lave, vomie par les pitons sombres qui ferment l’horizon, et ayant envahi la vallée pour s’y refroidir et se figer autour des masses plus anciennes, plus dures, et formant une croûte boursouflée, rugueuse, toute une carcasse de ville détruite par le feu du ciel.

Et quelle gamme inouïe de couleurs sur ces décombres ! quels reflets ignés ! des roses ternes de mâchefer à peine éteint, des jaunes de rouille et des verts ocreux, des violets de manganèse et des carmins obscurs, sur les argiles froides, avec des veines saillantes d’un bleu grisâtre et des rougeoiements mornes sur les falaises abruptes !

Sur toutes les surfaces de pierre, une teinte uniforme d’un noir de suie, gardant encore comme les traces du feu et des fumées originelles.

Sombre et splendide décor de fournaise pétrifiée, paysage lunaire d’indicible désolation et de tragique grandeur sous un ciel souriant, dans la lueur limpide du matin…


Tout à coup, au sortir d’une tranchée, après une gare, une vision bien inattendue de fertilité et de vie : le ksar charmant de Mograr-Foukani, avec sa petite palmeraie, dans le lit humide d’un oued.

Une trentaine de hautes maisons berbères, en toub, d’une couleur de chamois pâle, serrées les unes contre les autres, enjambent des ruelles obscures et groupent leurs terrasses inégales en un désordre gracieux.

Au sommet des murs, sous les poutres en troncs de dattiers des toits, une décoration fruste faite de briques de terre sèche, posées de côté en festons aigus.

Dans la palmeraie, la moire très verte des petits champs d’orge, sous la famille murmurante des palmiers bleus, entre les murs bas où se penchent des grenadiers en fleurs.

Les rayons obliques du soleil levant glissent entre les troncs ciselés, allumant, au bout des palmes, de courtes lueurs d’acier, se jouant sur la terre dorée, sur les fruits sanglants des tomates et des piments.

Une oasis étalée dans le jour naissant, en pleine tourmente volcanique, éclose en une étroite fissure dans la lave morte.

Sur un rocher, au-dessus de la voie, une petite fille vêtue de laine pourpre, baignée de lumière blonde, regarde passer le train.

Elle est belle et rieuse, avec la grâce simple de ses mouvements, la joie naïve qui illumine son petit visage rond, son teint ambré et la caresse de ses larges yeux roux.

Une autre fillette survient et, par jeu, par coquetteries, pour se montrer, elles se lutinent en riant.

Mais, brusquement, nous rentrons dans la fantasmagorie de pierre, en pleine vie minérale, obscure et silencieuse.

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