Notes de route : $b Maroc—Algérie—Tunisie
Au Ksar
Au milieu des ruines, çà et là, quelques ruelles encore debout, habitées, couvertes, comme presque toutes les rues ksouriennes, en poutrelles de palmiers : avenues obscures et fraîches, avec des bancs de terre ménagés dans l’épaisseur des murailles, où se tiennent les palabres des djemaâ berbères.
Brusquement, des trouées de soleil, coupant les ombres bleues, les ombres fauves des passages couverts.
Ailleurs, parmi les décombres, des maisons éventrées, montrant des restes d’humbles ménages arabes : poteries d’argile brisées, chiffons achevant de déteindre au soleil, traces de fumée noire sur les parois claires.
La vie se retire du vieux ksar, pour passer au village nouveau, utilitaire, bruyant et laid.
Vers le Sud, les maisons descendent au fond de l’oued desséché, aux berges déchirées capricieusement. Là, c’est le règne humide des jardins coupés de petits murs en terre, pour intercepter les ardeurs du soleil.
Çà et là, des « feggaguir » sources souterraines, captées et dirigées à travers un labyrinthe de couloirs souvent praticables, sous les jardins et sous les rues, — toute une ville pleine d’ombre éternelle et de mystère, d’où, aux jours brûlants de l’été, fusent les rires et les voix des femmes qui se baignent. C’est là qu’elles prennent la pâleur de cire de leurs visages et la langueur de leurs gestes.
En haut, vers l’Ouest, une large fondrière au milieu des décombres. Un sentier de chèvres la traverse, aboutissant au vieux rempart presque intact en cet endroit. La crête seule s’effrite lentement, en dentelures bizarres.
Une petite porte méfiante, étroite, si basse qu’il faut se ployer en deux pour y passer, s’ouvre sur le grand cimetière sans clôture et sans tristesse, où l’impression de la mort s’évanouit dans la monotonie vide du décor.
Au delà des sépultures, entre quelques touffes de dattiers grêles, c’est encore la koubba de Sidi Slimane.
Les heures s’écoulent, monotones, sur le ksar mourant. Seul, sur l’ocre mat du rempart, le lambeau de ciel que découpe la porte change, passant du mauve irisé des matins au bleu incandescent des midis, au rouge carminé taché d’or des couchants et aux transparences marines des nuits lunaires.
Le soir, la petite porte semble s’ouvrir sur une fournaise dont le reflet ardent descend jusqu’au fond des ruines.
Au ksar comme au village, comme partout dans la vallée de Beni-Ounif, il y a l’éternelle poussière de chaux rougeâtre qui embrume et ternit les choses, qui voltige, oppressante, dans l’air embrasé, aux jours d’adjedj[7].
[7] Adjedj, tourmente de sable.
Les passants sont rares.
Parfois un fellah, poussant devant lui un petit âne disparaissant sous une charge de palmes qui frôlent les murs avec un bruissement métallique. L’homme marche, l’œil vague, le bâton sur l’épaule, tenu très droit, d’un geste hiératique comme on en voit aux personnages des bas-reliefs égyptiens. Il chante, pour lui tout seul, doucement, une vieille mélopée berbère ; il échange quelques salam distraits avec les fantômes blancs immobiles le long des murs. Une vieille paraît, courbée sous une outre pesante. Assis ou à demi couchés sur les bancs de terre, les ksouriens berbères blancs, ou les kharatine, autochtones noirs, parlent sans hâte, se grisant d’ombre et d’immobilité longue.
Les Zoua, Arabes fortement métissés de Berbère ; drapent en d’épaisses laines blanches leurs corps chétifs : l’afflux du vieux sang ksourien appauvri à travers les siècles, et la vie somnolente, toujours à l’ombre, ont abâtardi leur sang arabe, et ils n’ont plus ni la belle prestance ni la robustesse souple des nomades. Quelques-uns sont beaux, pourtant, mais d’une pâle beauté efféminée, comme on devait en voir aux jeunes hommes, sur les carrefours de Carthage. Ce sont des artisans et des scribes, et non des hommes de guerre.
Pourtant les Zoua se distinguent des fellah de pure race berbère. Ils parlent entre eux l’arabe et font bande à part, très fiers de leurs origines maraboutiques ; ils revendiquent tous la lignée de Sidi Tadj, descendant de Sidi Slimane Bou-Semakha et des Sidi-Cheikh. Ils sont donc les parents de Bou-Amama.
Les Zoua restés à Beni-Ounif, après l’exode des leurs à la suite de Bou-Amama, vivent du produit de leurs jardins et aussi de la ziara, offrandes à Sidi Slimane, qu’ils se partagent.
Leur chef est aujourd’hui le portier de la koubba, un certain Ben Cheikh, homme d’une quarantaine d’années, pauvrement vêtu, de manières douces et insinuantes. Pourtant, son masque émacié et bronzé, aux yeux fuyants, respire l’astuce et la volonté.
Au-dessous des Zoua et des fellah berbères blancs, il y a les kharatine, les vrais indigènes du Sahara, de sang noir presque pur. Grands, aux longs membres grêles, la face allongée et osseuse, ils ressemblent à toutes les tribus noires disséminées dans le Sahara.
Ils parlent le Chel’ha, idiome berbère qui se rapproche un peu de la Zenatia du M’Zab.
D’autres noirs, des esclaves ceux-là, venus du Touat ou du Gourara, voire même du Soudan, parlent d’autres idiomes d’origine nigritique, connus sous le nom générique de Kouria.
Quand les Zoua eurent quitté en grande partie Beni-Ounif, après l’occupation française, les kharatine restèrent maîtres du pays, ce qui explique, outre certaines raisons politiques, pourquoi c’est l’un deux, Bou-Scheta, qui a été nommé caïd, au grand mécontentement des Zoua.
Tous les blancs, même les ksouriens berbères, méprisent les kharatine, naguère encore leurs esclaves. Pas plus que les juifs, les kharatine, musulmans pourtant, n’avaient voix dans les djemaâ.
Le caïd Bou-Scheta est d’ailleurs d’extérieur plutôt comique. Très grand, avec de longs bras, d’allures gauches, sans dignité dans ses attitudes, Bou-Scheta ne revêt son beau burnous rouge et ne se donne des airs graves qu’aux jours de fêtes, pour se présenter aux chefs français.
Les Zoua se moquent ouvertement du caïd, l’appelant : El Khartani ou Elabd (le nègre, l’esclave).
Bou-Scheta, débonnaire avec son large sourire à dents jaunes et ses gestes simiesques, fait semblant de ne s’apercevoir de rien, gardant au fond de lui-même la peur des marabouts.